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Apocalyptica de Drayker



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» Auteur : Drayker - Voir le profil
» Créé le 31/10/2017 à 20:31
» Dernière mise à jour le 20/12/2017 à 18:06

» Mots-clés :   Drame   Présence de poké-humains   Région inventée   Science fiction   Suspense

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Chapitre -01 : Tenir sa promesse [Final de l'Arc III]
Lorsque Will et Tia arrivèrent devant la porte du bureau du Chancelier, le détective était à peine capable de tenir sur ses jambes. Soutenu par la jeune femme, qui peinait à l’empêcher de tomber, l’ex-Elitien sentait le sang s’écouler entre ses doigts. Main droite plaquée sur le flanc, il se contentait d’avancer tant bien que mal, tandis que Tia l’assurait que tout serait bientôt terminé.

« On y est, souffla-t-elle lorsqu’ils parvinrent devant la porte coulissante. On y est, Will. »

Tous deux échangèrent un regard épuisé. Le détective resserra la prise sur son arme, et Tia posa sa main sur le panneau digital. La porte coulissa, et ils entrèrent.

Le bureau du Chancelier était une pièce ovale, richement meublée. Les murs étaient ornés des portraits à l’huile des Chanceliers précédents, dans un style ancien qui tranchait avec la débâcle de technologie d’Omnia. Le sol était recouvert d’un tapis moelleux, sur lequel trônait un bureau en bois massif.

Et derrière ce bureau, dos à eux, se trouvait Jack Taylor, assis dans son fauteuil face à l’immense baie vitrée qui dominait Omnia.

En entendant la porte s’ouvrir, le Chancelier fit pivoter son siège, et Will put enfin voir le visage de celui qui était responsable de tout ceci.

Jack Taylor était un bel homme. Les épaules droites et le visage noble, il avait les mêmes pommettes hautaines que Tia, et ses traits posés n’étaient pas sans rappeler ceux de sa fille. Vêtu d’un complet trois pièces, il arborait des cheveux courts, dont le brun avait tendance à virer au poivre et sel. Ses yeux marrons se posèrent sur eux, et Will frissonna. Il dégageait le même magnétisme que Tia, à l’époque où ils s’étaient rencontrés – cette espèce d’impression de flottement, de conviction et de détermination propre à ceux qui sont supérieurs à la moyenne des individus, et qui le savent.

Plusieurs secondes s’écoulèrent sans qu’aucun d’eux trois n’esquissent le moindre mouvement. Tia tourna son regard vers Will, comme si elle attendait quelque chose.

L’ex-Elitien braqua son arme sur le Chancelier. Les lèvres de Jack Taylor s’étirèrent en un sourire que le détective prit comme une provocation, avant de se rendre compte de son erreur. C’était de la tristesse.

Il remarqua alors les signes qui ne trompaient pas. Le veston dégrafé, le col légèrement de travers. Le fond de cognac dans le verre posé sur le bureau. Les cernes.

C’étaient là des signes qu’il connaissait bien, lui, le détective privé qui avait tâché de noyer sa peine dans l’alcool pendant toutes ces années.

« Vous pouvez tirer, lança alors Taylor d’un ton absolument calme. Je comprendrais tout à fait. »

Il détachait les mots, avec maîtrise et lenteur, comme s’il avait tout son temps. Comme si rien de tout ça n’était important. Comme si sa vie n’était pas menacée.

Will ne répondit pas.

Plusieurs fois, il s’était surpris à attendre cette rencontre, à essayer d’imaginer ce qu’il ressentirait le jour où il serait enfin face à Jack Taylor. Le détective s’était attendu à éprouver de la colère, de la rage. Une soif de sang, celle qui l’avait poussé à se promettre de venger Diane.

Mais en cet instant, il ne ressentait rien de tout ça. Le chaos qu’il avait dû traverser pour gravir les étages de la Chancellerie avait eu raison de ses envies de vengeance.

Il voulait comprendre.

Lentement, Will baissa son arme, sous le regard attentif de Tia, qui le soutenait toujours sans rien dire. Jack Taylor opina du chef reprit son verre de cognac qui trônait sur le bureau, avant de désigner les deux fauteuils face à lui.

« Prenez un siège, voulez-vous ? »

Il était évident que Will peinait à rester sur ses jambes, mais il était trop fier pour s’asseoir.

« Vas-y, souffla-t-il à Tia. Je peux me tenir debout tout seul.
- Je reste avec toi. » répondit la jeune femme en secouant catégoriquement la tête.

Tous deux restèrent donc plantés là, lui soutenu par Tia, elle les yeux rivés sur son père. Ce dernier soupira.

« Comme vous voudrez.
- Tu nous dois des réponses, papa, lança alors la jeune femme d’un ton tranchant.
- Oui. Oui, je vous dois des réponses… »

Le Chancelier finit son verre d’une traite, l’air mélancolique, puis il attrapa la bouteille de cognac et se resservit lentement. Ce ne fut que lorsqu’il l’eût rebouchée qu’il releva les yeux vers eux :

« Je n’ai pas voulu tout ce qui s’est passé. Ce qui est vous arrivé. J’aimerai que vous le compreniez. J’ignorais que Riviera se retournerait contre moi.
- Il va falloir faire mieux que ça, grogna Will.
- Vous êtes convaincu que je suis le méchant de cette histoire, monsieur Stelmar, n’est-ce pas ? demanda Taylor en souriant laconiquement.
- Ça se pourrait, ouais. »

L’homme hocha la tête d’un air entendu, avant de poser ses yeux sur sa fille.

« Et toi ? Qu’est-ce que tu en penses ?
- J’en pense que je ne sais plus qui tu es, rétorqua Tia. J’en pense que j’ai entendu beaucoup trop de choses à ton sujet pour croire que tu es innocent.
- Innocent… »

Jack Taylor fit tournoyer sa boisson dans son verre, l’air pensif.

« Non, je ne suis pas innocent. Je suis responsable de la mort de bien des gens. Mademoiselle Sunderland en fait partie, et vous avez raison de m’en vouloir, monsieur Stelmar.
- Ne prononcez pas son nom, grogna Will.
- C’est quoi, le projet Apocalyptica ? demanda alors Tia, n’y tenant plus. Lina et Anastasia ? Les hybrides humain-Pokémon ? Pourquoi est-ce que tu as fait tout ça ?
- J’imagine que c’est Duncan qui vous a parlé du projet, soupira le Chancelier.
- Oui.
- Est-ce qu’il a mentionné le premier hybride ? Jakar ?
- Il a dit que tu lui rendais souvent visite.
- C’est exact. Et c’est lui qui m’a fait comprendre la nécessité de faire tout ce que j’ai fait. »

Jack Taylor rajusta sa position, puis reprit :

« Je n’ai jamais adhéré aux objectifs des autres investisseurs. Les projets de X-Corp, ceux qui visaient à créer des hybrides, avaient pour objectif final la mise au point d’applications militaires, ou en tout cas de fournir un avantage tactique non-négligeable à Algosya. Ce n’était pas mon but.
- C’était quoi, votre but, alors ? grommela Will.
- De nous préparer à affronter ce qui allait arriver. »

Il reprit une gorgée de cognac, sous l’œil impatient du détective, qui commençait à en avoir marre que le Chancelier tourne autour du pot. Tia, elle, se faisait visiblement violence pour le laisser continuer.

« Voyez-vous, le premier hybride qui a manifesté des capacités, Jakar, avait été croisé avec un Xatu. Un Pokémon reconnu pour ses facultés de prescience. Et il s’est avéré que Jakar, lui aussi, présentait certaines… dispositions.
- Il voyait le futur ? demanda Tia, éberluée.
- Il voyait quelque chose, c’était certain, répondit Taylor. Les scientifiques peinaient à comprendre le sens de ses jérémiades, mais Jakar s’est mis à mentionner mon nom plusieurs fois, alors je suis venu et je me suis entretenu avec lui.
- Et qu’est-ce qu’il vous a dit ?
- Il ne m’a rien dit. Il m’a montré.
- Montré quoi ?
- La fin du monde. »

Will souffla du nez, nullement amusé. C’était ridicule. Tia, elle, se renfrogna.

« Rien que ça, ricana le détective.
- Croyez-moi, ça n’a pas été une expérience agréable à vivre. Jakar ne m’a montré qu’une infime partie de ce qui nous attendait, mais ça a été suffisant pour me terrifier. Lui voyait ce genre de choses à longueur de journée. Des visions d’apocalypse qui lui consumaient l’esprit.
- Et qu’est-ce qu’il voyait, hein ? Qu’est-ce qui nous attend ? se moqua Will.
- La fin du monde tel qu’on le connaît. Le feu. Le soleil brûlant. Les tremblements de terre. La mort de la technologie.
- Ne me dis pas que tu es vraiment en train de te justifier avec une vision … souffla Tia, stupéfaite.
- A l’époque, les instruments les plus pointus commençaient à enregistrer d’infimes perturbations dans la magnétosphère terrestre, reprit le Chancelier, imperturbable. Puis, certains centres sismiques ont commencé à remarquer des changements dans l’activité géologique de la planète. Des détails infimes, rien d’alertant… sauf pour ceux qui savaient ce qu’ils signifiaient. Personne n’a fait le lien. Personne n’a pu imaginer ce qui nous attendait. Personne n’était conscient du danger. Sauf moi.
- C’est du délire. Vous êtes complètement fondu. » protesta Will.

Le Chancelier se releva de son siège et leur tourna le dos, le regard rivé sur la baie vitrée, contemplant la ville haute.

« Vraiment ? demanda-t-il soudain. Dans ce cas, d’où vient la panne du réseau téléphonique ? Le dérèglement des instruments de communication ? L’arrêt généralisé des trains ?
- C’était hier, protesta Will. Et on est encore là. Le réseau est revenu dans la journée et les trains sont repartis.
- Ce n’était qu’un signe avant-coureur. Cela fait plusieurs heures que le réseau téléphonique est à nouveau en panne. Les drones que les Elitiens ont lâché sur la Résistance se sont immobilisés soudainement peu après que vous ne soyez entrés dans cet immeuble. La totalité des technologies de communication sont hors service. Juste avant le black-out, un centre géologique d’Hoenn a émis une alerte au séisme. Et j’imagine que vous avez ressenti la secousse de toute à l’heure. »

Will ouvrit la bouche pour répliquer, mais ne trouva rien à dire. C’était absurde. Jack Taylor était forcément en train de mentir – ou alors il croyait à ce qu’il racontait, auquel cas il était fou à lier.

Et soudain, l’immeuble trembla.

La secousse fut brève, mais réelle. Ils étaient à plusieurs kilomètres au-dessus du sol, et l’étage tout entier gémit de douleur tandis que l’acier et le verre étaient poussés dans leurs derniers retranchements. Will écarquilla les yeux et s’agrippa à un siège pour ne pas tomber, aidé par Tia.

Jack Taylor ne bougea pas, regardant les autres immeubles de la ville haute s’agiter.

Quelques secondes plus tard, le calme revint, et le Chancelier se remit à boire son cognac tandis que Tia et Will se remettaient de leurs émotions.

« Vous voyez ? soupira Taylor en se retournant vers eux. D’abord la technologie qui nous trahit. Ensuite la terre qui tremble. La fin du monde est pour bientôt. »

Soudain, l’épouvantable idée selon laquelle Jack Taylor disait vrai germa dans l’esprit de Will. Et soudain, il eut peur.

« Il faut qu’on s’en aille, décréta le détective.
- Sans vouloir vous manquer de respect, monsieur Stelmar, vous n’êtes pas vraiment en état d’aller où que ce soit. Et je ne pense pas que vos petits amis de la Résistance qui sont en train d’affronter les Elitiens sous nos pieds vous viendront en aide.
- Il y a ton ascenseur privé, rétorqua Tia en désignant une porte sur le mur. Il va jusqu’à la surface, non ?
- Et ensuite ? Quand les immeubles s’effondreront, qu’est-ce que vous ferez ? Omnia ne sera bientôt qu’un tas de ruines. Personne ne pourra échapper aux gratte-ciels qui tomberont. Personne.
- Alors c’est pour ça que tu restes enfermé là à te saouler ? lança soudain Tia d’un ton exaspéré. C’est pour ça que tu n’as même pas cherché à dialoguer avec la Résistance ? C’est pour ça que tu n’as même pas essayé de conserver ton poste, alors que tu as passé ta vie à essayer de l’atteindre ? Parce que tu attends la fin du monde ?
- II est trop tard, désormais. » répondit Jack Taylor avec mélancolie.

Il se rassit et se resservit en cognac, sous le regard exaspéré de Tia.

« Admettons que ça soit vrai, lança Will. Que votre Jakar voyait le futur et a prédit une catastrophe naturelle.
- Pas une catastrophe, le reprit le Chancelier. La fin du monde.
- Si vous étiez au courant de tout ça, pourquoi n’avoir rien fait ? Pourquoi n’avoir averti personne ? s’exclama le détective sans prêter attention à l’interruption.
- Nous allons mourir, monsieur Stelmar. Vous, moi, nous sommes déjà morts.
- C’est un séisme, c’est ça ? On peut s’en tirer. Si on part maintenant, on peut s’en sortir, argumenta Tia.
- Je viens de te dire que non. Omnia n’a pas été construite pour résister à un tremblement de terre, répliqua son père. Les immeubles vont s’effondrer, celui-ci le premier, et tout sera terminé dès les premières secondes.
- Mais il y a d’autres gens ! A la surface, ou même à l’écart d’Omnia ! Tu aurais pu les prévenir ! Faire évacuer la ville !
- Ça n’aurait rien changé. On ne parle pas d’une catastrophe naturelle, Tia. On parle de la fin du monde tel qu’on le connaît. Il n’y a pas que les tremblements de terre. La magnétosphère est en train de se déliter petit à petit. Les technologies de communication doivent toutes être hors service, à l’heure qu’il est. Plus de téléphone. Plus de radio. Plus d’Internet. On parle d’un retour à l’âge de pierre.
- Vous n’en savez rien ! pesta Will. Vous n’en avez pas la moindre idée ! Ça pourrait être totalement autre chose ! Peut-être qu’il y a une explication rationnelle aux pannes de réseau, aux secousses… Vous avez fait tout ça sur la foi d’une vision ?
- Voilà pourquoi je n’ai pu parler à personne de ce que j’ai vu, soupira Taylor. Personne n’est prêt à admettre qu’il va mourir. Ce dont je vous parle inéluctable. On parle de la fin de l’humanité. Et il n’y avait que moi qui pouvait nous y préparer.
- C’est n’importe quoi.
- Comment dois-je vous le prouver ? s’irrita Taylor. Vous venez de sentir la secousse, non ?
- Ça pourrait être un simple séisme, argua Tia.
- Tu sais très bien qu’il n’y a jamais eu d’activité sismique en Algosya, sans quoi on n’aurait jamais bâti cette ville aussi haut. Crois-moi, ça n’est qu’un début.
- Alors d’où ça vient ? lança Will. Qu’est-ce qui cause toutes ces pannes ? Ces secousses ?
- Je ne sais pas. Personne ne le sait. Jakar a vu les conséquences, pas les causes.
- Et il ne t’est jamais venu à l’idée que tu te trompais ? Que ce Jakar se trompait ? cracha Tia.
- Il a prouvé plusieurs fois qu’il pouvait voir le futur, répondit le Chancelier. Il a prédit des événements que personne n’aurait pu prédire, qui se sont réalisés quand il avait dit qu’ils se réaliseraient. Il était extrêmement précis.
- Peut-être qu’il mentait.
- Il était trop affolé et consumé par ce qu’il avait vu pour mentir, rétorqua Taylor. Et quand bien même il mentait, qu’étais-je censé faire ? L’ignorer alors qu’il avait manifestement prouvé ses capacités ?
- Tu aurais pu demander à des scientifiques de vérifier, protesta Tia. Mandater des études.
- Et je l’ai fait, répliqua son père. Je t’ai parlé des dérèglements de la magnétosphère. Des changements des courants magmatiques dans le manteau terrestre. Les signes étaient là.
- Alors pourquoi ne pas avoir réagi ? s’exclama la jeune femme. Pourquoi ne pas avoir prévenu les gouvernements ? Si tu étais si convaincu que l’apocalypse allait arriver, pourquoi être resté les bras croisés ?
- Je ne suis pas resté les bras croisés, répliqua le Chancelier.
- Tu aurais pu prévenir les organismes internationaux ! Organiser quelque chose, n’importe quoi ! Pourquoi est-ce que tu restes là, à attendre la fin, au lieu de t’enfuir ?
- Tu sais très bien que personne ne m’aurait cru. J’ai vu le futur grâce à une arme biologique issue de manipulation génétique. Quel gouvernement aurait prêté foi aux visions de Jakar ? Aucun. Et même s’ils l’avaient fait, tu crois vraiment qu’ils auraient coopéré ? Qu’ils auraient essayé de sauver leur population ? Non. Une riche élite se serait catapultée en orbite sans rien dire au reste de la population, afin de ne pas déclencher de mouvement de foule et de pouvoir construire tranquillement leur arche satellitaire, voilà ce qui se serait passé.
- Alors tu n’as rien fait ?
- Si. J’ai lancé le projet Apocalyptica.
- Quel rapport entre des croisements humain-Pokémon et la fin du monde ? » questionna Will.

Jack Taylor reposa son regard sur lui, puis soupira.

« Que pensez-vous de l’état actuel de notre civilisation, monsieur Stelmar ?
- … Pardon ?
- Que pensez-vous de l’humanité ? De ce qu’on a accompli ces dernières décennies ?
- Quel rapport avec la fin du monde ? rétorqua Will.
- Pensez-vous que nous méritions d’être sauvés ? »

La question était sincère, et c’est probablement ce qui désarçonna autant le détective. Il ne répondit rien, estomaqué.

« Non… souffla Tia, stupéfaite. Non, non… C’est pour ça que tu n’as rien fait ?
- Regardez où nous en sommes, lança le Chancelier. Les guerres de Sinnoh. Le réchauffement climatique. Regardez les milliards de tonnes de déchets nucléaires que nos usines enfouissent dans le sol pendant que l’on épuise nos ressources et que l’on pollue notre air. Regardez les décisions politiques de ces dernières décennies. L’aliénation des castes dirigeantes, qui exploitent le reste de l’humanité pour leur propre profit. Regardez ces chefs d’entreprise qui se sont succédé pour perfectionner l’art de l’esclavage moderne, au nom de la flexibilité, de la valeur travail, de la compétitivité, au nom du capital. Regardez ces ouvriers amorphes, abrutis par la télévision, regardez ces bien-pensants et ces bien-pensantes qui sont trop occupés à hurler au privilège, au sexisme, au racisme pour se rendre compte qu’ils fracturent la société autant que ceux qu’ils dénoncent ! »

Jack Taylor reposa brusquement son verre, et reprit d’une voix où vibrait la même ardeur que celle que Will avait remarqué chez Tia lorsqu’elle parlait de ses idéaux :

« Regardez Omnia ! La merveille de technologie, la plus belle ville du monde ! Le délitement de la société personnifié, où la masse grouille dans l’ombre de l’élite ! Regardez-les, ces pauvres opprimés, qui se laissent manipuler par le premier orateur assez doué pour les convaincre que leurs malheurs sont de la faute du voisin ! Ces veaux incapables de comprendre qu’ils se rendent d’un abattoir à un autre ! Qui, là-dedans, mérite d’être sauvé ? Nous sommes tous responsables de ce que notre civilisation est devenue. Tous. Et ne me dites pas que c’est imputable aux dirigeants – le pouvoir corrompt tout le monde, et le plus humble des hommes n’aurait pas fait mieux que la plus avide des ordures s’il avait été à sa place. L’humain est faible, obtus, incapable de savoir ce qui est bon pour lui. Nous avons construit une société dont la complexité nous dépasse, un système économique que plus personne ne maîtrise et qui appauvrit la majorité pour engraisser une minorité aliénée qui n’en est même pas heureuse. Nous avons créé des menaces que nos sens ne peuvent pas percevoir, nous avons souillé la terre qui nous a nourri, et personne n’a le courage d’admettre que l’humanité est son propre fléau. »

Il s’interrompit, poings serrés, et Will sentit qu’il brûlait intérieurement. Debout près du détective, Tia ne pipait mot, yeux écarquillés.

« De quel droit est-ce vous décidez de si l’humanité doit être sauvée ou non ? s’exclama l’ex-Elitien. Vous n’êtes qu’un homme !
- Oh, mais je ne condamne pas l’humanité, répliqua le Chancelier. Elle a réussi à le faire toute seule. J’ai vu ce qui nous attendait, et j’y ai vu l’occasion de mettre un terme à nos aberrations. L’occasion de tout reprendre à zéro, de refonder une société saine, qui respectera ce qu’il restera du monde au lieu de le saigner à blanc. L’humanité ne mérite pas d’être sauvée, mais certains survivront. Et ce sera à eux de rebâtir le monde. De le rebâtir sans commettre nos erreurs. Mais pour ça, il faut que quelqu’un les guide. »

Jack Taylor rassit, soufflant pour se calmer. Sa main droite s’agitait légèrement.

« Ah oui ? Et qui ça ? Vous ? Vous êtes complètement mégalo, rétorqua Will. Complètement déconnecté. Vous vous entendez parler ?
- Imaginez que l’on survive. Que l’humanité survive. Que l’on rebâtisse un monde. Combien de temps avant que tout ne recommence ? Combien de temps avant que l’homme ne fabrique des machines, qu’il ne se remette à exploiter le sol pour s’enrichir ? Combien de temps avant que des chefs n’émergent, qu’ils se mettent à mentir pour accéder au pouvoir, qu’ils manipulent leurs semblables pour leur propre bénéfice ? Combien de temps avant qu’on ne se remette à bâtir des villes si hautes que ses habitants vivent dans l’ombre en permanence ? Dix ans ? Cent ?
- Je… »

Will ne trouva rien à répondre. Furieux, il jeta un coup d’œil à Tia à la recherche d’une alliée, mais la jeune femme restait plantée là, silencieuse.

« L’être humain n’est pas assez intelligent pour ne pas s’autodétruire sur le long terme, reprit le Chancelier. Le changement climatique, le délitement de la société… ce sont des dangers artificiels, créés par notre incompétence, notre incapacité à mettre au point une civilisation viable où tous les individus peuvent s’épanouir.
- Et tant que le danger n’est pas palpable, tout le monde ferme les yeux… » murmura Tia.

Will se tourna vers elle, stupéfait. Et soudain, il réalisa que le discours de Taylor faisait écho à la conversation que Tia et lui avaient eu en rentrant du lac Makna, lorsque la fille du Chancelier avait émis l’idée selon laquelle l’être humain était trop limité par ses propres sens pour anticiper les dangers comme le néolibéralisme, l’asservissement à l’économie ou le changement climatique.

« Ne me dis pas que tu es d’accord avec ça ! s’exclama Will.
- C’est ce que tu disais, pourtant, non ? demanda la jeune femme en relevant les yeux. Dans la voiture en revenant ici. Et même au restaurant, avant l’attentat. C’est toi qui disait que les gens étaient trop idiots pour savoir ce qui était bon pour eux.
- Ça ne veut pas dire que l’humanité mérite l’extinction ! »

Tia ne répondit pas.

Will sentit ses entrailles se retourner. Elle allait lui dire que si. Elle allait se rallier à son père.

« Non… lança soudain la jeune femme après plusieurs secondes. Non, ça ne veut pas dire qu’elle mérite de mourir.
- Personne ne mérite de mourir, rétorqua le Chancelier. J’ai fait construire des bunkers. J’ai lancé des projets pour mettre au point des cultures génétiquement modifiées capables de pousser dans des conditions extrêmes. Mais l’humanité est condamnée si elle n’apprend pas de ses erreurs. Et vous savez comme moi que les survivants n’apprendront rien. Ils reconstruiront le monde à l’identique. Sauf qu’ils sont guidés. S’ils sont menés et encadrés par une autre caste, une espèce supérieure. Une espèce qui survivra et qui s’adaptera, et qui ne répétera pas nos erreurs. Une espèce empathique au lieu d’être aliénée comme nous, une espèce qui saura bâtir une société stable et saine, au lieu de chercher à s’élever au détriment d’autrui.
- Le projet Apocalyptica… » murmura Tia.

Jack Taylor acquiesça.

« Comme je vous l’ai dit, il ne leur faudra pas longtemps pour répéter nos erreurs. Et on ne peut pas se le permettre. Je n’ai pas plus envie que vous de voir l’humanité disparaître. Mais il faut se rendre à l’évidence. Nous avons atteint un point où nos civilisations n’évoluent plus. Il est temps de passer à l’étape suivante. D’où le projet Apocalyptica. Ils ont été conçus pour réussir là où l’on a échoué. Pour survivre, pour s’adapter au nouveau monde, et pour le rebâtir, plus haut et plus beau que tout ce qu’on a pu faire. Ils aideront l’humanité à se relever, ils la guideront, et ils l’empêcheront de s’égarer à nouveau.
- De quoi est-ce qu’ils sont capables ? demanda Tia.
- Ils possèdent le patrimoine génétique d’au moins un Pokémon de chaque type. Ils sont hautement empathiques, capables de survivre dans n’importe quel environnement, de se défendre face à n’importe quelle menace. Et ils sont fertiles.
- Combien est-ce qu’il y en a ? questionna Will.
- Pas autant que je ne l’aurai voulu. J’ai manqué de temps.
- Manqué de temps ?
- Duncan a considérablement ralenti le projet en enlevant les deux premiers sujets.
- Lina et Anastasia, grogna Tia. Elles ont un prénom.
- Elles étaient les seuls sujets viables du projet, et ce pendant des années. L’équipe a mis plusieurs années à rattraper le retard engendré par la trahison de Duncan. Il a fallu trouver un moyen de transférer mes propres gènes à d’autres individus, au lieu de créer des embryons à partir de zéro. Vous n’imaginez pas l’exploit scientifique que ça représentait. Sans parler de la taupe, Morgan.
- Mais vous avez réussi. Vous avez mis au point une nouvelle génération d’hybrides.
- Oui. A partir de volontaires humains.
- De volontaires ? Qui était volontaire pour devenir un monstre pareil ?
- Le plus souvent, des patients atteints de maladie incurable. »

Will, dont le flanc saignait toujours, clopina jusqu’à une chaise et s’appuya sur le dossier. Tia lui lança un regard inquiet, mais ne dit rien. Après tout, si ce que Taylor disait était vrai, il n’avait aucun moyen de sortir en vie de cet immeuble. De toute façon, depuis qu’il s’était jeté dans le vide depuis la passerelle, il savait qu’il ne sortirait pas vivant de cette histoire. Tout ce qui lui importait, à présent, c’était de comprendre.

« Donc tes cobayes étaient humains, à la base. Qu’est-ce qui te fait croire qu’ils ne reproduiront pas les mêmes erreurs que nous ? Qu’est-ce qui te fait croire qu’ils ne vont pas se servir de leurs capacités pour asseoir leur domination sur les humains qui auront survécu ? Qu’est-ce qui te fait croire qu’ils deviendront les guides de l’humanité, et pas des tyrans ? » demanda soudain Tia.

Le Chancelier ne répondit pas tout de suite. Il fixa son verre de longues secondes, faisant tournoyer le cognac qu’il y avait versé. Puis, lentement, il releva le regard et choisit soigneusement ses mots :

« Pour être tout à fait honnête, je n’en sais rien. Comme je vous l’ai dit, j’ai manqué de temps. Jakar m’a montré ce qui allait se produire, mais il ne m’a pas dit quand. Je… je ne m’attendais pas à ce que tout dégénère aussi rapidement, et les Apocalyptica ne sont pas… tout à fait prêts. Nous leur avons effacé la mémoire, pour ne pas qu’ils emportent avec eux les tares propres à l’humanité. Pour qu’ils recommencent à zéro. Ce sont des pages vierges. Des individus exceptionnels, mais amnésiques. J’avais prévu d’éduquer les Apocalyptica… de leur inculquer les notions nécessaires à la création d’une société saine. Mais j’ai manqué de temps. »

Will ricana.

« Vous êtes en train d’avouer que vous avez créé des surhommes qui n’ont aucune notion du bien ou du mal, c’est ça ? »
- Ils restent hautement empathiques, répliqua le Chancelier. Ils sont dotés d’une capacité innée à comprendre les émotions des autres. Les premiers sujets ne sont peut-être pas aussi doués, mais c’est une capacité que l’on a raffinée au fur et à mesure. Ils comprendront les humains. Ils se mêleront à eux, et ils les tireront vers le haut.
- Qu’est-ce que tu en sais ? attaqua soudain Tia. Tu as créé des pages blanches. Des… choses qui sont plus puissantes que n’importe quel humain, et tu leur as effacé la mémoire. Ils n’ont plus aucune notion de ce qui est nécessaire à la survie d’une société. Pas d’éthique, pas de passé, pas de vécu, rien. Ils sentiront la colère, la douleur et la peine des humains qui auront survécu, d’accord. Est-ce que ça veut dire qu’ils compatiront ? Ou est-ce qu’ils chercheront plutôt à se servir de leurs pouvoirs pour dominer les humains ? »

Le Chancelier releva le regard vers elle, puis pinça les lèvres et se tut.

« C’est pour ça que Riviera a dit que vous alliez tous nous condamner à pire que la mort, lança soudain Will. Vos foutus hybrides pourraient très bien décider de nous réduire en esclavage. Vous n’avez aucun moyen de vous assurer que ça n’arrivera pas, parce que vous avez essayé de jouer au dieu, à créer la prochaine espèce dominante ou je ne sais quoi, mais qu’à aucun moment vous ne vous êtes arrêté pour réfléchir à ce qu’allaient faire vos foutus Apocalyptica.
- J’aurais pu y réfléchir si Riviera n’avait pas activement travaillé à tout saboter, grogna le Chancelier.
- C’est toi qui l’a envoyé infiltrer la Résistance, se rappela alors Tia. C’est toi qui lui a fourni la vidéo qui t’incriminait. Pourquoi ?
- Parce que ton mouvement m’était utile, répondit sèchement son père. Parce que grâce à la Résistance et ses attentats, personne ne remettait mon autorité en question au sein du gouvernement, et que je pouvais m’impliquer pleinement dans le projet Apocalyptica. J’étais l’homme le plus puissant d’Algosya, et tu me permettais d’avoir le champ libre. »

Tia en fut estomaquée. Will la sentit se crisper de rage, et la jeune femme serra les poings à s’en faire blanchir les jointures.

« Sauf que la Résistance a dépassé vos espérances, lança le détective.
- Oui. J’ai sous-estimé ma propre fille… et je n’ai pas vu la trahison de Riviera arriver. Quand je l’ai mis dans la confidence de mes projets, je pensais qu’il se rallierait à moi, mais il a commencé à comploter pour m’arrêter. Je n’aurai jamais cru qu’il serait prêt à mettre la ville à feu et à sang… A se servir de la Résistance pour m’arrêter. Crois-moi que je ne l’aurai jamais envoyé te chercher si j’avais su qu’il chercherait à te tuer, Tia.
- Ah oui ? s’exclama la jeune femme. Tout comme tu n’aurais pas organisé la prise d’otage d’il y a huit ans si tu avais su que maman mourrait ?
- C’est cette prise d’otage qui m’a placé sur ce siège, répliqua Jack Taylor. Je pleure ta mère autant que toi. Mais je suis sûr qu’elle aurait compris que je…
- FERME-LA ! » hurla soudain Tia.

Le Chancelier eut un mouvement de recul devant la rage soudaine de Tia, qui pointa un index accusateur vers lui :

« Je t’interdis de parler en son nom ! Tu n’en sais rien ! Tu… Tu te penses vraiment meilleur que toute cette humanité que tu méprises tant ? Tu penses que tu mérites de survivre, toi ? Que tout ce que tu as fait, tous ces mensonges, tous ces morts, tu crois vraiment que tout ça disparaîtra dans l’apocalypse ? Tu penses vraiment que la fin justifie les moyens ?
- Non, rétorqua Jack Taylor avec fermeté. Non, je me fais aucune illusion sur ce que j’ai fait et pourquoi je l’ai fait. Et je l’assume totalement. Ce que je fais, je le fais pour préserver le futur de la civilisation. Pour que les atrocités que représente Omnia ne se reproduisent jamais. Pour qu’à long terme, nos descendants parviennent à créer une société saine. Mais pour ça, il faut que quelqu’un aide les humains à surmonter leur nature égoïste.
- Tu as créé un prédateur à l’Homme, et tu t’en laves les mains ! s’écria Tia, furieuse. Tu vas lâcher des surhommes sur la terre, sans savoir s’ils viendront en aide aux survivants, ou s’ils les réduiront en esclavage ! Riviera avait raison ! Tu n’as aucune idée de ce que tu fais !
- SILENCE ! » tonna le Chancelier.

Il se releva brusquement de son siège, et Will pointa son arme sur lui par réflexe. Tia s’immobilisa, tandis que Jack Taylor regardait le canon du revolver, le visage déformé par la colère.

Il haleta, mâchoires serrées, avant que ses traits ne se décrispent petit à petit.

« J’y ai pensé, figure-toi ! J’ai pensé à ce qui arriverait si les Apocalyptica se retournaient contre les survivants. Je ne suis pas aussi inconscient que tu ne le penses. »

Il s’interrompit, et Will le vit trembler. On pouvait lire sur son visage l’amplitude du conflit intérieur qui le déchirait.

Jack Taylor hésitait.

Et puis, soudain, il se rassit. La tension flotta en l’air de longues secondes, avant que Will ne se décide à rabaisser son arme. De toute façon, il aurait eu du mal à la tenir levée plus longtemps. Il se sentait épuisé.

« Il y a une sécurité, lança alors le Chancelier. Un moyen de s’assurer que les Apocalyptica ne se retourneront pas contre l’humanité.
- Une sécurité ? répéta Will, pâteux.
- Oui. Un moyen de les contrôler. De les faire obéir.
- Un moyen de les contrôler que vous gardiez pour vous, c’est ça ?
- ... J’imagine, oui.
- Donc tout ça, c’est bien un délire mégalomane. »

Taylor se passa une main sur le visage, l’air soudain épuisé. Tia, toujours debout près de Will, ne pipa mot, tremblante de rage contenue. Voyant à quel point elle peinait à se contrôler, le Chancelier releva la tête vers sa fille et sourit tristement :

« Tu me détestes, n’est-ce pas ? Tu m’as toujours détesté.
- Oh, je t’en supplie, lança la jeune femme en roulant des yeux. Epargne-moi ton pathos et assume ce que tu as fait.
- Mais tu comprends pourquoi je l’ai fait, n’est-ce pas ? C’est ce pour quoi tu as fondé la Résistance. Pour mettre sur pieds une société digne de ce nom. Et pour ça, tu étais prête à déclencher des attentats. Nos objectifs ne sont pas si différents.
- Ne me mêle pas à…
- Qu’est-ce que tu aurais fait, à ma place ? Si c’était toi que Jakar avait insisté pour rencontrer, si c’était à toi qu’il avait montré ces visions ? Si c’était ton propre sang qui contenait la clé qui a rendu possible la création des Apocalyptica ?
- Alors c’est ça, cette fameuse histoire de gène ? C’était dans ses visions, ça aussi ? »

Le Chancelier acquiesça.

« Jakar insistait pour me voir, parce qu’il savait que je portais en moi le gène qui permettrait aux cobayes de devenir des individus stables, malgré leur patrimoine génétique disparate. Le gène qui ferait d’eux de véritables êtres à part entière, et non pas des armes mutantes et malformées comme les hybrides des autres projets. »

Will sentait son arme s’alourdir dans sa main. Sa tête dodelinait légèrement. Il devait faire un effort pour se concentrer sur le fil de la conversation, et Tia sembla le remarquer, car elle s’accroupit près de lui :

« Hé… Hé, Will, reste avec nous, d’accord ?
- Tu n’as pas répondu, Tia. Qu’est-ce que tu aurais fait, à ma place ? » demanda son père.

Will entendit la réponse de la jeune femme, mais il ne la comprit pas. Les mots s’embourbaient, se fondaient les uns dans les autres. Il avait l’impression que les bords de la pièce tremblotaient. Était-ce une secousse, ou était-il en train de tourner de l’œil ?

« Will… Will… S’il te plaît, ne me lâche pas maintenant… » supplia Tia en lui frappant doucement la joue.

Une gifle un peu plus violente que les autres lui accorda un bref sursaut de lucidité, et il se redressa en clignant des yeux à répétition.

« Tu as peut-être raison, lança le Chancelier. Peut-être que je me suis perdu en chemin. Mais toi, tu as toujours été une idéaliste, n’est-ce pas ? Toujours à défendre les gens… à rêver d’une société meilleure. »

Voyant que Will était toujours conscient, Tia se retourna vers son père. Ce dernier se pencha vers un tiroir de son bureau, fouilla quelques secondes puis en ressortit un objet que Will mit quelques secondes à identifier.

C’était une sorte de poinçon de métal, de forme pyramidale, et orné de rainures semblables à celles d’une clé.

« Je… n’ai pas vraiment été un bon père, n’est-ce pas ? demanda Jack Taylor en souriant.
- Arrête de divaguer. Et repose ce cognac.
- Non; je n'ai pas vraiment été un bon père... Ça ne change rien. Ça ne change rien, parce que malgré mon absence, malgré ta haine pour moi, tu as grandi pour devenir quelqu’un de bien. Quelqu’un dont je peux être fier. Et c’est peut-être le plus important. »

Il lui tendit le poinçon, toujours souriant :

« Prenez l’ascenseur privé, il vous mènera dans une salle sous la surface. Vous serez à l’abri. Tu comprendras tout là-bas. Une fois que les secousses seront terminées, dirigez-vous au sud. Il y a un bunker de l’autre côté de la chaîne de montagnes.
- Quoi ? Qu’est-ce que tu… »

Une nouvelle secousse ébranla la Chancellerie, et Will manqua de tomber de son siège. A ses oreilles, le grondement sourd qui émanait des étages inférieurs sonnait comme un monstre qui se réveillait.

Le tremblement dura plusieurs secondes, avant de s’interrompre à nouveau.

« Le temps presse, Tia. Prends la clé. Avec elle, tu pourras ouvrir le… le moyen de contrôler les Apocalyptica. Peu importe le choix que tu feras… Je te fais confiance pour être meilleure que je ne l’ai été. »

La jeune femme prit le poinçon sans comprendre.

« Je ne suis pas sûre de… »

Will aperçut alors l’autre objet que le Chancelier avait sorti du tiroir.

La décharge d’adrénaline le fit bondir sur ses pieds, en même temps que Tia apercevait le revolver et ouvrait des yeux ronds.

« Je suis désolé, sourit Jack Taylor en calant le revolver dans sa bouche. Tu as sûrement raison. Peut-être vaut-il mieux pour le monde que je ne participe pas à sa reconstruction.
- NON ! » cria la jeune femme.

Aux yeux de Will, le temps perdit soudain toute cohérence.

Il vit le sang du Chancelier maculer la baie vitrée avant d’entendre le coup partir.

Il vit le corps sans vie de Taylor s’effondrer sur le bureau avant que le revolver ne tombe de sa main.

Il vit le monde se mettre à trembler avant d’entendre Tia se mettre à hurler.

~*~
Lina ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Pendant une fraction de seconde, son esprit se figea sans parvenir à analyser ce qui était en train de se dérouler.

D’abord, la terre se mit à gronder, et dehors, on entendit les rails grincer de douleur.

Puis tout se mit à trembler. Les murs. Le sol. L’air. Ses tympans. Tout vibrait, tout se contorsionnait, comme si la matière était entrée en transe. L’air lui-même pulsait au rythme des secousses, et le vacarme s’éleva en même temps que la panique gagnait les cœurs.

« Tremblement de terre ! » cria quelqu’un.

Et soudain, son cerveau se remit à fonctionner, le déclic se fit, et tout se précipita. Lina vit les gens s’affoler et se diriger vers les plateformes pour sortir du train. Quelque part, un contrôleur hurla que les portes étaient bloquées.

Anastasia, terrorisée, tremblait si fort que les murs paraissaient presque stables en comparaison. En se redressant, Lina l’attrapa par les épaules et la força à s’abriter sous la table. Elle vit un homme être déstabilisé par les secousses et trébucher, se cognant violemment la tête contre le dossier d’une banquette. Sa nuque craqua et l’angle impossible que prit sa tête par rapport à son corps fit comprendre à Lina qu’il ne servait à rien de l’aider.

Elle entendit alors un chuintement, un bruit étrangement doux compte tenu du tonnerre de métal et de douleur qui lui vrillait les oreilles.

Un bagage glissait depuis le compartiment au-dessus des banquettes. Un éclair de douleur éclata dans le crâne de Lina alors que la valise la frappait en pleine tête. Elle s’effondra sur le sol du wagon, et un voile noir passa devant ses yeux.

~*~
Alors que l’ascenseur privé du Chancelier descendait vers la surface, Will comprit qu’il avait déjà vécu cette scène.

Leur capsule pneumatique se précipitait vers la surface. A travers la baie vitrée, lui et Tia contemplaient la fin du monde.

Tout autour d’eux, les immeubles d'Omnia s'effondraient vers le sol. L'acier et le verre se tordaient jusqu'à la rupture, et les passerelles se rompaient, projetant dans le vide des silhouettes humaines qui tombaient en hurlant. La Chancellerie, plus large et plus haute que n’importe quel bâtiment de la ville, tenait encore debout, mais probablement plus pour longtemps. La structure toute entière hurlait de douleur, gémissait et tanguait, suppliant qu’on l’arrache à sa torture.

Le temps lui-même semblait s’arrêter. Leur capsule ne faisait aucun bruit, descendant à toute vitesse vers la surface sans le moindre frottement, comme s’ils étaient suspendus en l’air. Une bulle de silence les entourait, tandis qu’au-dehors, les malheureux qui n’avaient pas pu évacuer à temps hurlaient de douleur, projetés dans le vide, écrasés par les blocs de béton ou criblés par les bris de verre.

A côté de lui, avachie sur le sol de l’ascenseur, Tia contemplait le poinçon que son père lui avait donné avant de se suicider. Son visage était livide, et elle n’avait pas prononcé un seul mot quand Will l’avait traînée jusqu’à la capsule privée du Chancelier. Elle restait là, sur le sol, et le détective lisait sur ses traits la même sensation de vide qu’il avait ressentie après la mort de Diane. Pas de pleurs. Pas de rage. Juste une bulle de vide qui enflait, de plus en plus grosse, jusqu'à remplir l'être tout entier, jusqu'à tout consumer.

L’ascenseur personnel de Jack Taylor avait été conçu pour rallier la surface en un temps record en cas d’attentat. Une dizaine de secondes après la fermeture des portes, ils atteignirent la mer de nuages, et le voile vaporeux masqua à leurs yeux l’horrible spectacle de la destruction du joyau de la civilisation.

Quelques moments plus tard, ils crevèrent la surface et atteignirent la ville basse. Les gigantesques néons clignotaient, dysfonctionnaient, tandis que dans les avenues, les manifestants s’enfuyaient à toutes jambes, réduits à l’état de simples silhouettes sans importance, qui disparaissaient sous les blocs de béton qui se détachaient des immeubles.

Et soudain, ils furent happés par la chape de béton qui constituait la base de la Chancellerie, et le noir les enveloppa tandis que leur capsule continuait sa folle descente.

Will ne sentait même plus sa blessure à la hanche. Son sang gouttait entre ses doigts, se répandant sur le sol de l’ascenseur, mais il restait là, maintenu debout par l’adrénaline et l’horreur absolue qui l’étreignaient.

Tia et lui n’échangèrent pas un seul mot pendant toute leur descente infernale. De toute façon, leur descente était si rapide que Will avait l’impression que ses tympans avaient éclaté.

Et finalement, après une interminable plongée dans les abysses, leur capsule freina, et le son des vérins qui frottaient contre les parois rappela le détective à la réalité.

Les portes s’ouvrirent sur un tunnel familier. Un long boyau, froid et gris, éclairé par quelques maigres néons.

Et au fond de ce couloir, une porte.

Barrée de la grande croix de X-Corp.

Tia se redressa lentement et jeta un coup d’œil à Will. Ce dernier ouvrit la bouche, mais les mots moururent dans sa gorge.

Son père venait de se tuer. Le monde était en chute libre.

Que restait-il à dire ?

« Je veux voir ce que c’est. » croassa la jeune femme.

Sa voix était si faible que Will ne l’entendit pas, mais pu lire sur ses lèvres. Sans l’attendre, elle se leva et s’éloigna d’un pas lent et désarticulé, comme un cadavre qui marchait. L’ex-Elitien se traîna hors de la capsule et lui emboîta péniblement le pas. Au moment où il quitta la cabine, il se retourna, pris d’une intuition.

Le panneau au-dessus des portes affichait un simple numéro. Soixante-deux. Le 62e sous-sol. Comme dans son rêve.

Il ne se demanda même pas pourquoi il y avait un complexe souterrain sous la Chancellerie. Il ne se demanda pas non plus pourquoi il avait vu ces lieux en rêve.

Il se contenta d’avancer, laissant des gouttes de sang derrière lui tandis qu’il rattrapait Tia.

~*~
Quand Lina reprit connaissance, le monde entier était pris de soubresauts. Les murs tanguaient et le sol tressautait, venant régulièrement percuter l’arrière de son crâne.

Puis, elle comprit qu’on la secouait par les épaules.

« Lina ! sanglota Anastasia, accroupie à côté d’elle. Lina, réveille-toi ! Il... Il arrive ! »

Un passager affolé la bouscula, et elle se heurta à la table, sonnée. Quelqu’un la piétina sans ménagement, sans même la remarquer – ou peut-être qu’on la considérait comme déjà morte.

Lina, hagarde, se redressa avec peine et avisa le monde qui tremblait toujours autour d’elle. Les portes du train étaient visiblement toujours closes, et plusieurs passagers défonçaient les vitres pour tenter de s’enfuir, agrandissant à mains nues les brèches en ignorant les bris de verre qui leur entaillaient la chair. On se bousculait, on se projetait contre les parois, on s’insultait. Les cris de peur des passagers s’ajoutaient au métal hurlant et aux grincements du wagon, et Lina crut que ses tympans allaient éclater.

Elle sentit un liquide poisseux couler le long de sa nuque, mais elle ne s’en soucia pas. Anastasia, terrorisée, pleurait et criait de toutes les larmes de son corps en même temps que les passagers hurlaient aux contrôleurs d’ouvrir les portes.

Lina attrapa sa jumelle et toutes deux se réfugièrent sous la table de la banquette, genoux ramenés contre elles. Elle enlaça Anastasia, incontrôlable, et toutes deux restèrent là, blotties l’une contre l’autre, priant pour que le monde ne les écrase pas de sa fureur.

~*~
Will rattrapa Tia au moment où elle poussait les lourdes portes de X-Corp.

L’espace d’un instant, le détective eut une pensée irrationnelle. Une attente folle, née des songes où il avait entendu la voix l’appeler, depuis l’autre côté.

Mais Diane ne se trouvait pas derrière la porte.

A vrai dire, il n’y avait rien, derrière la porte.

Rien, sinon une sorte de sarcophage de verre et d’acier, un simple caisson serti de câbles qui serpentaient sur le sol en sinuant dans tous les sens. Les conduits couraient le long des murs, pendaient du plafond, comme une énorme toile de métal qui bourdonnait au rythme du courant électrique qui parcourait les câbles.

Will et Tia entrèrent sans comprendre, prenant garde à ne pas toucher cet enchevêtrement inorganique. Les lourds battants se refermèrent derrière eux en grinçant, et ils se retrouvèrent là, debout au milieu du dôme de béton.

De l’autre côté du sarcophage, le détective aperçut une capsule semblable à celle qu’ils venaient de quitter. A part cette issue, il n’y avait rien dans la salle.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » demanda Will, incrédule.

Tia ne répondit pas. Elle enjamba plusieurs câbles et se rapprocha du caisson, l’air médusée. Près du sarcophage, le détective aperçut une sorte de console informatique à l’écran éteint. Un orifice triangulaire se trouvait là, vide.

La jeune femme y enfonça le poinçon que lui avait donné son père.

« Attends ! » s’exclama l’ex-Elitien en s’approchant d’elle.

La console s’alluma, et alors qu’il bataillait avec les câbles pour s’approcher du sarcophage, Will aperçut ce qui venait de s’afficher sur l’écran.

« Projet Apocalyptica – Sujet suzerain. Allongez-vous dans le caisson pour démarrer la transmutation. »

~*~
Les secousses duraient depuis plusieurs dizaines de seconde quand la terre se mit à hurler.

D’abord, Lina pensa à une explosion. Un bruit sourd, sec et bref, comme une déchirure monumentale qui balafrait le monde.

La carcasse du train toute entière se mit à gémir en même temps que tout se mettait à glisser, et le wagon se mit à pencher en avant.

Les deux jumelles, toujours abritées sous une table, furent plaquées contre une banquette sans comprendre ce qui se passait. C’était comme si le monde s’était soudain incliné et dérivait vers la gauche.

Lina se cogna la tête et s’extirpa de leur abri, jetant un regard à travers les fenêtres.

Elle aperçut le désert, oui, et les multiples silhouettes des passagers qui s’éloignaient du train en courant.

Mais l’horizon était de travers, incliné vers la gauche.

Et soudain, Lina comprit.

Ce n’était pas le monde qui dérivait.

C’était l’avant de leur train qui était en train de s’enfoncer dans le sable. Sortant la tête du wagon, elle aperçut le nez de la locomotive qui disparaissait dans ce qui semblait être une immense crevasse. La terre s’était brutalement scindée en deux, cisaillant les rails et avalant des torrents de sable qui s’engouffraient dans le canyon, entraînant le train avec eux.

~*~
« C’est ça, sa sécurité… murmura Tia, les yeux écarquillés. C’est ça...
- Quoi ? Un caisson ? grogna Will.
- C’est ce qu’il a dit, non ? Que ce poinçon permettait d’ouvrir le moyen de contrôler les Apocalyptica. C’est ça, sa sécurité. C’est ce sarcophage.
- Et qu’est-ce qu’il fait ?
- C’est évident, non ? »

Elle tapota l’écran, où clignotaient toujours les mêmes mots.

« Sujet suzerain, lut Will.
- Un hybride, souffla Tia. Ce sarcophage est là pour créer un hybride. Un hybride capable de contrôler les Apocalyptica. »

~*~
« On bouge, Stasie ! » s’écria Lina tandis que leur wagon penchait de plus en plus vers l’avant.

Voyant que sa sœur était toujours blottie sous la table, terrorisée, la jeune fille poussa un juron. Le couloir était à présent presque en pente raide, et Lina franchit l’allée d’un bond, s’appuyant sur les banquettes pour ne pas tomber à l’avant du wagon.

« Donne-moi la main !
- Notre sœur… murmura Anastasia, l’air ailleurs.
- Quoi ?
- Notre sœur… elle… elle va le faire...»

Lina n’entendit pas la suite.

Avec un fracas monstrueux, le nez du train se précipita dans la crevasse. Le wagon se retrouva soudain à la verticale, et les deux jumelles hurlèrent, projetées en l’air.

La tête de Lina heurta le plafond avec violence, et elle perdit connaissance.

~*~
« Je vais le faire, lança soudain Tia en enlevant sa veste acajou.
- Quoi ? s’exclama Will.
- Je vais le faire. Je vais dans le caisson.
- Non ! Attends ! On ne sait même pas ce que ce foutu sarcophage fait exactement ! Si tu… si tu deviens l’une de ces choses…
- On s’en fout ! » explosa soudain Tia.

Le détective eut un mouvement de recul en la voyant se retourner vers lui.

« Comment est-ce que tu peux encore hésiter ? C’est la fin du monde, Will ! La fin du monde ! Omnia est finie ! Ses habitants sont morts ! Il faut qu’on fasse quelque chose ! »

Elle serra les points, tremblante de rage et de tristesse contenue.

« Alors allons-nous en, suggéra Will. On va au bunker dont a parlé ton père. Et on survit.
- Il faut penser au long terme, protesta Tia en faisant un effort pour baisser la voix. Il faut qu’on aide les survivants à reconstruire. A rebâtir un monde meilleur.
- D’abord, il faut qu’on survive ! Il faut qu’on sorte d’ici et qu’on se mette à l’abri !
- Arrête de ne penser qu’à toi ! » s’exclama la jeune femme.

Le sang de Will ne fit qu’un tour.

« De ne penser qu’à moi ? gronda-t-il en relevant son T-shirt, dévoilant sa plaie ensanglantée. Ça, je me le suis fait en pensant à moi, tu crois ? Si je t’ai poussée derrière la table pour te protéger de la bombe du restaurant, si j’ai tué cinq types pour toi dans les tunnels, si je t’ai accompagnée jusqu’ici, si j’ai sauté dans le vide depuis la ville haute, si j’ai grimpé la Chancellerie en étant à moitié mort, si j’ai fait tout ça, c’est parce que je ne pense qu’à MOI ? »

Il avait crié le dernier mot. Furieux, il rabattit son vêtement, la respiration lourde. Tia lui lança un regard désolé :

« Non… Non, je suis désolée, Will… Ce n’est pas ce que je voulais dire… »

Elle fit un pas en avant, timidement, sous le regard rageur du détective. Lentement, elle prit le visage de Will entre ses mains et l’approcha du sien :

« C’est ce qu’on voulait, non ? C’est ce dont on parlait au restaurant. C’est ce dont on parlait dans la voiture. C’est ce que tu m’as dit. L’humanité toute seule ne peut pas s’en sortir. Elle est limitée par ses sens. Elle ne peut pas voir les plus grands dangers. Il faut quelqu’un pour la guider. Quelqu’un qui va aider les survivants à bâtir une société digne de ce nom, une société comme on la rêvait.
- Comme tu la rêvais, grogna Will.
- Je sais que tu le penses aussi. C’est toi qui me l’as dit… C’est toi qui me l’as fait comprendre. Ça ne sert à rien d’avoir foi en l’humanité… Elle est trop limitée... Les survivants sont trop limités. Tôt ou tard, ils recommenceront nos erreurs, et il y aura de nouvelles guerres, il y aura une nouvelle Omnia, il y aura de nouveaux mensonges… Les gens ne savent pas ce qui est bon pour eux. Ils écoutent simplement le meilleur orateur, le politicien qui présente le mieux, le guide… Alors si on veut rebâtir un monde, il leur faut un guide… un guide juste. Tu comprends ? »

Will se libéra de son étreinte et secoua la tête. Il enrageait de voir ses propos ainsi retournés contre lui.

« C’est ça que tu veux devenir ? Un guide juste ? Une sorte de surveillant de l’humanité, comme ton père avec ses Apocalyptica ?
- Je veux les aider ! Je veux guider les survivants, les aider à bâtir ce que la Résistance a voulu faire ici ! Il faut que quelqu’un le fasse ! Il faut que quelqu’un pense au long terme, que quelqu’un soit assez clairvoyant pour qu’on ne retombe pas dans les mêmes travers, et tu le sais ! Et il faut que quelqu’un les défende… que quelqu’un les aide à survivre, et les protège des Apocalyptica… »

Le détective recula d’un pas, sentant son cœur rater un battement. Elle était sincère. Il le savait. Tia avait toujours été une idéaliste, dévouée et prête à se sacrifier pour ce en quoi elle croyait. Et lorsqu’elle prononçait ces paroles, Will savait qu’elle ne mentait pas.

Il aurait été tenté de dire oui. Mais il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas, parce qu’un simple doute, un minuscule soupçon de scepticisme commençait à enfler à l’arrière de son esprit. L’objection de l’athée.

« Et qui les protègera de toi, Tia ? »

~*~
Lorsque Lina ouvrit les yeux, elle se retrouva plongée dans l’étendue infinie du ciel chauffé à blanc.

Le soleil l’écrasait de tout son poids, la transperçant de ses rayons incendiaires. Le sable brûlant qui l’enveloppait était si chaud qu’elle ne le sentait presque pas. Ses sens tous entiers étaient carbonisés.

Sauf sa vue.

Elle était au fond de la crevasse que le séisme avait ouverte. La roche, fendue en deux, était ocre et sèche. Des torrents de sable se déversaient à l’intérieur du canyon, le remplissant lentement.

Lina voulut se redresser, mais son corps tout entier protesta. Ses os gémissaient, et elle eut l’impression que chaque cellule de son corps protestait. Elle sentit un liquide brûlant couler sur son visage.

Sa gorge était en feu, mais elle parvint à articuler des sons malgré tout.

« Stasie ? » cria la jeune fille.

Pas de réponse. Il fallait qu’elle trouve sa sœur.

Etrangement, cette simple résolution sembla être suffisante pour dominer la douleur, et elle parvint à se redresser et à s’extirper du confort mortel du sable brûlant.

Elle se mit à genoux et aperçut le train à sa droite.

La locomotive avait percuté la paroi d’en face et avait été écrasée contre la roche avec violence tandis que les wagons avaient chuté dans le précipice à sa suite, un par un. Deux bons tiers du train étaient dans le canyon, retournés, éventrés et fumants. Quelques wagons à peine étaient encore là-haut, tandis que le reste était suspendu à l’oblique, oscillant dangereusement, menaçant de céder à tout moment.

Lina avait probablement été expulsée hors du train pendant la chute. Elle avait eu une chance inouïe. Pourvu que sa sœur ait eu la même…

« Stasie ? » hurla à nouveau Lina.

Elle aperçut son revolver dans le sable et l’attrapa, tremblant sur ses jambes. Elle se sentait épuisée, elle saignait, elle avait probablement plusieurs os cassés, mais il fallait qu’elle trouve sa sœur.

La jeune fille s’approcha du train en titubant, maudissant ce soleil qui la faisait déjà transpirer à grosses gouttes.

« Stasie ! Stasie ! » s’époumona-t-elle, sentant la panique s’emparer d’elle.

Et soudain, elle l’aperçut.

Anastasia était allongée dans le sable, immobile.

La moitié inférieure de son corps était écrasée par un wagon.

Avec un hoquet d’horreur, Lina se précipita jusqu’à sa sœur.

« STASIE ! »

Elle tomba à genoux près du corps ensanglanté de sa sœur. Le train avait broyé tout ce qui se trouvait en-dessous de son bassin, mais Anastasia respirait encore, faiblement. Elle crachait du sang et souriait d’un air béat.

« Lina ? Lina, c’est toi ? murmura-t-elle, aveuglée par le soleil.
- Stasie… oh non, non, non… Attends… je… je vais te tirer de là... »

Lina lâcha son arme et avisa le wagon qui écrasait sa sœur. Elle n’avait aucun moyen de faire bouger un monstre de métal pareil.

Elle releva la tête.

« A l’aide ! cria-t-elle en mettant ses mains en portevoix. A L’AIDE ! JE VOUS EN SUPPLIE, VENEZ M’AIDER ! »

Personne ne vint.

Les autres passagers les avaient abandonnées depuis longtemps.

« Ça va aller, Lina… sourit Stasie.
- Non… Non… Attends, ma puce, je vais trouver… Je… »

Lina se releva et tituba jusqu’au wagon. Elle posa ses mains sur la paroi et poussa de toutes ses ridicules forces, comme si elle avait la moindre chance de déplacer tant de poids à elle seule.

Le train ne bougea pas. La jeune fille s’arc-bouta et poussa à s’en faire mal au dos, sans aucun résultat. Ses pieds glissèrent dans le sable et elle s’effondra, en larmes.

« C’est pas grave… murmura sa jumelle. C’est pas grave.
- Non ! Non ! On… on va aller aux îles Sogulen… je vais t’y emmener ! s’exclama Lina, la voix hachée par les sanglots. Je t’ai promis, tu te rappelles ? Je t’ai promis que je t’y emmènerais !
- C’est pas ta faute… On peut pas toujours tenir ses promesses, si ?
- C’est pas juste… on… on était enfin parties… Ce n’est pas JUSTE ! »

Lina frappa le sable de ses deux poings, sentant son cœur se fendre en deux. Anastasia leva alors une main tremblante vers elle, hoquetant de douleur. Sa jumelle redressa le menton et aperçut l’objet que Stasie tenait dans la main. Les larmes brouillaient sa vision, mais elle reconnut le ruban noir.

« Ça… C’est une promesse que tu peux tenir. Tu… Tu le gardes dans tes cheveux, d’accord ? »

Lina attrapa le ruban. Elle voulut lui dire que oui, elle voulut lui promettre qu’elle allait le garder, qu’elle allait le chérir, mais les mots moururent dans sa gorge.

Elle attrapa la main de Stasie et la serra entre les siennes en pleurant. Sa jumelle sourit.

« Je… je n’ai plus mal à la tête, maintenant… »

~*~
« Tu doutes de moi ? » demanda Tia, interloquée.

Will ne répondit pas. Au-dessus d’eux résonnait le grondement sourd des immeubles d’Omnia qui se fracassaient contre le sol, dans un vacarme de fin du monde qu’ils entendaient clairement malgré les centaines de mètres qui les séparaient de la surface.

« Tu penses que je vais devenir un tyran, c’est ça ? Que je vais devenir comme mon père ? Une sorte de mégalomane qui méprise l’humanité ? Ou alors tu crois qu’en devenant une hybride moi aussi, je vais me mettre à vouloir réduire l’humanité en esclavage ?
- Tu ne peux pas diriger l'humanité ! s'exclama le détective.
- Pourquoi pas ? »

L'ex-Elitien serra les poings, sentant qu'il perdait pieds.

« Tu te souviens de ce tu m’as dit, après que tu m’aies montré les résultats du test de fraternité ? » demanda soudain Will.

La jeune femme haussa les sourcils, surprise.

« Tu as dit que tu comprenais que c’était effrayant. Que ce que faisait la Résistance était dangereux. Que tu étais consciente que détruire le système était risqué, non pas pour toi, mais pour ton éthique. Tu m’as demandé de t’aider à ne pas te perdre en chemin, de te dire quand j’estimais que tu allais trop loin. Tu as dit que tu étais un être humain, pas un dieu. Que si j’estimais que tu étais en train de te tromper, je devais intervenir.
- Je t’ai demandé d’être ma conscience… murmura Tia, se rappelant soudain.
- Exactement. Tu m’as demandé de t’empêcher de te perdre en chemin. Et c’est ce que je suis en train de faire. Parce que c’est ce qui va se passer. Si tu rentres dans ce caisson, Tia, tu te perdras en chemin. »

Ils restèrent debout l’un en face de l’autre, les yeux dans les yeux. Les yeux de Tia s’embuèrent et ses lèvres se mirent à trembler.

« Je ne peux pas…
- Il suffit qu’on s’en aille par cette porte ! s’exclama le détective.
- Après être arrivés jusqu’ici ? Je ne peux pas, Will ! s'écria la jeune femme. Je ne peux pas refuser… pas après tout ce qu’on a fait… pas après ce que mon père a fait. Je ne peux pas simplement m’éloigner alors que la solution aux problèmes de l’humanité est juste là ! Je ne peux pas, tu comprends ? Je ne peux PAS ! »

Sa voix se brisa, et Will sentit son cœur se déchirer.

« C'est ce que tu m'as appris, Will ! C'est toi qui me l'a dit ! s'écria la jeune femme. C'est toi qui m'a fait comprendre que l'humanité n'était bonne qu'à se détruire encore et encore ! Pourquoi tu ne comprends pas la chance qu'on a ? Pourquoi tu ne vois pas que ce sarcophage, c'est l'occasion de sortir du cycle infernal ?
- Pas comme ça ! gémit Will, désespéré. Ce n'est pas en devenant un tyran que tu sauveras l'humanité !
- C'est toi qui l'a dit... murmura Tia. C'est toi qui a dit que l'humanité ne savait pas ce qui était bien pour elle. Ce sarcophage, c'est l'occasion de dépasser nos sens... De s'affranchir des limitations, et de guider les survivants pour que la société qu'ils rebâtiront ne s'effondre pas à nouveau...
- Il n'y aura plus personne au-dessus de toi ! Tu surveilleras l'humanité, mais qui te surveillera ? Qui nous protègera si tu perds la tête ? Si tu te laisses corrompre par le pouvoir ?
- Toi ! Tu seras ma conscience, Will... Tu me jugeras comme tu l'as toujours fait, et tu m'aideras à ne pas me perdre ! » s'exclama Tia, au bord de l'hystérie.

Et soudain, Will comprit. Il comprit qu’il ne pourrait jamais convaincre Tia de renoncer à l’œuvre de sa vie. De renoncer à l’occasion de concrétiser ses idéaux. Et il comprit que c'était lui, le cynique désabusé qui méprisait ses contemporains, qui avait instillé le poison des désillusions dans l'esprit de la jeune femme.

Si Tia s'allongeait dans ce sarcophage, l'humanité courait le risque de voir un nouveau tyran naître, un tyran drapé de justice et d'idéaux, si puissant que nul ne serait à l'abri de ses abus.

« Je ne peux pas te laisser faire ça... » souffla alors le détective à voix basse.

La jeune femme leva son visage ravagé par les larmes vers lui. Dans ses yeux, Will lut la tristesse de celle qui se sentait trahie.

« Alors il faudra me tuer. » déclara-t-elle d’une voix tremblante.

Le détective ne bougea pas. Lentement, Tia s’approcha de lui, prit son revolver et le lui plaça dans les mains. Elle le força à lever l’arme et colla son front contre le canon.

« Peut-être que tu as raison. Peut-être que je vais devenir un tyran qui va réduire en esclavage l’humanité. Peut-être que je vais me laisser corrompre par le pouvoir, peut-être que ce caisson va me rendre folle en même temps qu’il fera de moi un dieu. Mais dans tous les cas, je n’abandonnerai pas. Je ne peux pas. Pas après tout ce qui s’est passé. Je suis prête à me sacrifier, je suis prête à devenir ce que cette chose fera de moi, si ça peut me permettre d'enfin pouvoir construire un monde meilleur. Mais je ne peux pas tourner le dos et m'en aller. Je préfère mourir. »

Will ne répondit rien, incapable de bouger. Le temps semblait s’être arrêté autour d’eux. Ils restèrent ainsi, face à face, séparés uniquement par la longueur du canon de l'arme du détective. Sa vision était entièrement concentrée sur le visage ravagé de larmes de Tia, qui lui faisait face d’un air de défi.

~*~
« Lina… Tu… Tu veux bien me… m’aider à dormir ? »

La jeune fille, qui tremblait de tout son être, leva ses yeux pleins de larme vers sa jumelle agonisante. Cette dernière désigna le revolver.

« J’aimerai bien… dormir… Pour ne plus avoir mal, tu comprends ? »

Lina détourna le regard tandis que ses larmes tombaient dans le sable brûlant, se mêlant au sang d’Anastasia.

« S’il te plaît… murmura cette dernière.
- D’accord… D’accord… »

~*~
« Tu étais censé être ma conscience, non ? s’exclama Tia. Alors vas-y ! Tire ! Empêche-moi de devenir un monstre ! »

Le détective tremblait, l’esprit gelé, le cœur éventré.


~*~

Tia plaça le doigt de Will sur la gâchette.

Lina ramassa son revolver en tremblant.
Le détective sentit les larmes couler sur ses joues.

« Tu veux bien… le mettre dans tes cheveux ? »
demanda Anastasia en désignant le ruban.

« Je n’aurai pas la force d’abandonner… Pas après
tout ce qui s’est passé… » murmura Tia, son front
collé à l’arme de Will.

La jeune fille noua le morceau de tissu dans ses
cheveux maculés, les mains tremblantes.


Tia plaça son doigt sur la gâchette, par-dessus
l’index de Will, plongeant son regard embué de
larmes dans le sien.

Lina plaça le canon contre le front de sa jumelle,
prise de sanglots incontrôlables.

« S’il te plaît, Will… Fais-le… »

« Il te va vraiment bien… » sourit Anastasia tandis
que du sang bullait au coin de ses lèvres.

« FAIS-LE ! » hurla Tia, l'écho de son cri emplissant
la salle.


Le coup partit, et la déflagration qui déchira l’air emporta avec elle le cœur de Will et Lina.


~*~ Fin de l’Arc III ~*~