Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Destins liés ~Crépuscule~ de fan-à-tics



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : fan-à-tics - Voir le profil
» Créé le 01/09/2009 à 23:42
» Dernière mise à jour le 26/05/2013 à 15:00

» Mots-clés :   Présence de personnages de l'animé   Présence de poké-humains   Présence de shippings

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Episode 34 : Le fantôme des époques (partie 2)
-chapitre 33- partie 2-

Lavanville était de ces petits villages isolés, coincés entre les flancs étroits et les versants escarpés de deux chaînes de montagne. Les monts semblaient avoir été taillés à la hâte par un géant armé d'un couteau de cuisine imprécis, et il en était de même pour les habitations parsemant cette plaine épargnée par les vents défavorables. Un simple ponton de bois et deux boyaux se faufilant entre les arbres et les sommets offraient une sortie aux voyageurs. Le monde n'évoluait pas, comme préservé par cette carapace rugueuse naturelle, les maisons traditionnelles se suivaient, communiant, hurlant leur harmonie avec les pentes. La seule structure complexe - et attraction de la cité - résidait en une tour gigantesque dont le pic se perdait dans le brouillard conjointement aux Éminences qui les préservaient tous. Cependant, si habituellement les cieux au-dessus de leurs têtes gardaient constamment cette teinte gris violacé ombrageant toute la cité, aujourd'hui, pour la première fois depuis des siècles, une pluie drue tombait.

C'est ce matin-là que Samantha s'éveilla dans une chambre inconnue. D'un œil absent, elle se redressa, souleva l'amas de couettes qui l'oppressait et fixa vaguement la fenêtre en contrebas, où le cliquetis continuel des gouttelettes agonisantes semblait plus marteler son crâne que cette paroi translucide.

Elle mit quelques secondes à véritablement émerger et à se rappeler les derniers évènements. Hagarde, elle chercha ses compagnons autour d'elle, mais elle était seule. Elle passa une main dans sa chevelure, pour une fois emmêlée, puis sur ses yeux, elle caressa un sillon encore humide sur le pourtour de ses paupières, et elle se pinça les lèvres.

Elle se leva, et ses jambes émirent quelques protestations face à cet effort. Elle eut un haut-le-cœur, ayant encore l'impression de marcher sur cette toile d'araignée géante de son rêve, craignant de basculer en arrière et de ne devoir sa survie qu'à un nœud plus gros que les autres pour l'attraper. Elle secoua la tête vivement pour chasser ce mal de tête, puis marcha lentement vers la porte et remarqua un petit mot rapidement griffonné, épinglé sur le bois. Elle le saisit avec hésitation, puis plissa les yeux pour le lire, les prunelles encore embrumées de fatigue et de confusion. Pourtant, Samantha ne put contenir un rire faible : c'était du Eléa tout craché, ce qu'elle lisait. Même pas besoin de signature, dès le premier mot.

« Yosh ! Je sais pas trop ce qui s'est passé, mais en tout cas, on est en début décembre maintenant, et on est à Lavanville ! Très sincèrement, moi j'me rappelais que de mon malaise à Carmin, mais enfin ! On verra bien, tu es la dernière réveillée, comme d'hab, on est chez un garçon qui s'appelle Yoann, une vraie carpette, il nous a trouvé inconscients sur la route. J'vais manger puis j'me rends à l'hosto pour voir tout le reste de la marmaille, on verra si tu m'y rejoins. Y a plein de choses à régler, et j'dois téléphoner à Régis, mais j'attendrai que tu te secoues les puces avant, qu'ils s'inquiètent pas ! Allez salut... Fais un cauchemar et debout, t'as assez dormi ! »

La note ne la laissa pas perplexe, elle n'encaissa aucun choc, et à vrai dire, les mots sonnèrent creux, se répercutant en elle sans l'atteindre particulièrement. Elle se dirigea d'un pas las vers une pile d'affaire, trouva son bagage, enfila rapidement une robe et récupéra ses pokéballs - mais vides pour certaines d'entre elles, ses créatures devaient faire un tour dehors, ou se nourrir. Elle se rappela de l'ambiance grise et morne au dehors, et opta pour le second choix. Son regard se perdit dans la contemplation de l'averse noyant Lavanville dans un torrent de larmes. Elle se sentit comme aspirée par ce cercle sans fin. L'eau allait s'étendre, suinter par tous les pores de cette vallée, s'écouler librement et imbiber le sol avant d'être absorbée, puis évaporée, et de recommencer à tomber des cieux.

Elle ne sut pas combien de temps elle resta ainsi à admirer la pluie, mais ce spectacle la détendait, seule dans cette chambre aux ombres grises, seule en compagnie des ombres. Assise, appuyée contre le mur, elle sentait les larmes venir mais pas s'écouler, un grand vide commença à la ronger de l'intérieur. Ses pensées s'égarèrent peu à peu. Est-ce que sa vie continuerait comme ça, sur le même schéma que la tempête paisible qui grondait au-dessus d'eux ? Elle allait probablement finir son voyage initiatique, réaliser son rêve ou non, puis se marier, avec un homme agréable ou pas, voire même rester célibataire éternellement comme sa mère, elle... Elle pouvait devenir n'importe quoi, même une de ces femmes qu'elle détestait dans ces livres, celles qui deviennent tellement malheureuses qu'elles en trompent leurs amis, leurs amants, et finissent seules, contemplant peu à peu leurs liens les plus précieux se couper. Un sentiment insurmontable s'empara d'elle. Il y avait tellement de choses à accomplir encore, et déjà le peu qu'elle avait parcouru la fatiguait. Elle n'était pas comme Eléa, elle. Elle faisait face au néant, à toutes les conséquences de ses actes, elle. Elle n'arrivait pas à se réjouir de chaque petit rien. Elle n'y parvenait plus, si un jour elle en avait été seulement capable. Elle se recroquevilla, bercée par la mélopée de l'averse, et ferma les paupières jusqu'à en avoir mal. Mais aussitôt, les images de son cauchemar revinrent la hanter. Elle se crispa.

Quand la pokéball lui avait explosé dans les mains, elle avait senti des milliers de petits picotis envahir ses membres, puis la sensation étrange était devenue douloureuse, comme si des flammes s'étaient mises à lécher sa peau.

Instinctivement, Sam, en position fœtale dans un coin de la pièce, se mit à se frotter les membres précipitamment, se les frictionner violemment, les râpant, les lacérant sous la matière rêche de son vêtement. Ses pokémons sortirent de leurs pokéballs et s'approchèrent d'elle, inquiets. Mais elle ne bougea pas, trop concentrée à faire disparaître de ses songes cette chose qui lui rongeait les bras, qui lui remontait le long du corps, lui filant la chair de poule.

Elle avait hurlé, crié de toutes ses forces alors qu'elle était en train de tomber dans un gouffre sans fond. Mais personne n'avait pu la sauver. La souffrance avait alors laissé sa place à la détresse, et quand elle avait tendu la main vers ses camarades entraînés avec elle, ils avaient comme disparu dans un remous, dans une vague de lumière. Elle avait alors senti une sorte d'onde de choc dans son dos, et pendant une seconde - une seule seconde -, elle avait eu le souffle coupé, elle avait vu sa vie défiler, et elle s'était presque attendue à voir son être se consumer dans les rayons aveuglants. Mais il ne s'était rien passé, elle avait juste repris une bouffée d'air, manquant presque de s'étouffer avec cet oxygène salvateur.

Samantha frissonna tandis que Galifeu cherchait à la réconforter d'une étreinte. Mais devant elle, renforcée par le rideau de pluie qui floutait le paysage derrière la fenêtre, elle sentait le monde se mouvoir, encore en équilibre sur des filins étroits, comme dans cette dimension, dans ce songe affreux.

Elle s'était redressée, hagarde, et sa main avait d'abord failli passer au travers d'un trou sur son support, tout le haut de son corps avait basculé, et elle avait recommencé à chuter, elle avait alors - plus par instinct que par logique - attrapé la première chose qui s'était approchée d'elle. Sa paume s'était refermée sur un câble vert, semblable à ceux des insectes, des Mimigal dans leurs nids souterrains. Dans une panique grandissante, ses yeux avaient scruté les lieux. Elle était suspendue dans le vide, piégée dans une espèce de toile géante enserrant aussi fortement son cœur que le reste. Tout autour d'elle, des centaines de filins s'élevaient les uns sur les autres, jusqu'à ce qu'elle avait assimilé comme des plateformes. Dans une angoisse croissante, elle avait constaté des centaines de petites perles constellant ses prises. Elles brillaient, semblaient comme animées par une vitalité propre, alors que partout il régnait le silence morbide du néant. Les doigts de Sam avaient alors brusquement glissé, et elle avait senti son estomac remonter à ses lèvres, puis heurter le fond de ses talons aussitôt. Un nœud complexe l'avait retenue, faisant office de filet de rappel.

Samantha ne se souvenait plus, ni comment, ni pourquoi elle en était venue à agir comme ça, et elle ne le savait toujours pas, maintenant à l'abri, entourée de ses pokémons essayant de lui remonter le moral, elle ne comprenait toujours pas. Peut-être par peur de la solitude ? Du silence ambiant ? Ou tout simplement effrayée par l'inconnu ?

Dans tous les cas, Samantha, livrée à elle-même, avait tenté de remonter la pente, elle avait retiré ses chaussures et les avait contemplées disparaître dans les brumes de l'abysse sans qu'aucun son ne vienne jusqu'à elle pour confirmer leur fin. Voyant le passage vers le bas recalé catégoriquement, elle avait donc tenté de remonter le long de ces échelles de cordes. S'agrippant de toutes ses forces aux boutures, elle s'était hissée peu à peu, tâchant d'oublier qu'elle se trouvait au dessus du vide, prête à faire une chute mortelle à la moindre maladresse. Elle avait dégluti, crié pour que quelqu'un vienne lui porter secours. Elle avait senti plus d'une fois ses muscles se raidir, son équilibre lâcher, elle avait cru plus d'une fois dégringoler. De même, son cœur avait chaviré, ricoché entre les plateformes pour se perdre dans les méandres du gouffre pendant de longues minutes. Elle avait cru tout simplement ne jamais y arriver, rester coincée comme ça éternellement, la tête face au précipice, les sanglots entassés, imbibant, gonflant sa langue risquant de l'étrangler, l'empêchant de demander de l'aide. Pourtant, Samantha avait fini, lentement mais sûrement, par atteindre une coquille de fils gluants, une sorte de plateforme formée par un amas de tissu agglutiné, avec comme sol une paroi opaque, translucide, aussi froide et dure que le reste de cet endroit.

La jeune fille sentit le pelage chaleureux de son starter contre elle, traversant ses vêtements, tentant de percer cette barrière rigide qu'elle élevait autour de lui, telle des ronces, des ronces protectrices, repoussant toute aide extérieure, mais sans pour autant la séparer de la réalité. Galifeu n'y pouvait rien, tout comme Wattouat, Kraknoix, Farfuret, Kirlia. En cet instant, c'était comme si Samantha se trouvait sous l'averse torrentielle. Elle se situait encore dans le passé, encore emprisonnée dans cette étendue infinie de toiles.

Ce n'était que quand elle avait enfin débarqué sur ce refuge providentiel qu'elle avait pu recommencer à réfléchir plus ou moins calmement et examiner la situation. Partout, des étalages semblables se réunissaient, s'entrecroisaient. Elle avait plissé les yeux, tenté de voir jusqu'où les filins s'élevaient, mais les cordes se perdaient dans une aura aveuglante. Les filins semblaient tomber dru, telle des gouttes de pluies, sauf que cette fois le liquide paraissait vraiment consistant. Les petites perles qui parsemaient les liens ne faisaient qu'accentuer cette idée d'averse délivrant des chemins pour parvenir aux cieux. Samantha avait dégluti, puis porté un regard vers le bas à nouveau. Le sol, en-dessous de ses pieds hésitants, entre le vide et la terrasse, ne laissait apparaître qu'une brume cahotante, argentée, vaporeuse. La brume au fond, tout au fond, semblait l'appeler. Elle avait soupiré à nouveau : si elle tombait, disparaîtrait-elle dans ce brouillard à jamais ? Une image, une voix lui était alors revenue, et elle avait pris son courage à deux mains pour continuer son ascension. Elle avait de nouveau bravé ses peurs, elle s'était forcée à aller de l'avant, à avancer pour s'en sortir.

Comment aurait-elle pu savoir que ce qui l'attendait au dessus de sa tête, dans une plateforme auréolée de lumière, était bien pire que la chute ?

Samantha osa enfin caresser le crâne de son Galifeu et fourra sa tête dans la laine de son mouton électrique, cherchant un contact, une bouée de sauvetage, une issue de secours à ce cauchemar qu'elle revivait au rythme de la mélopée de la tempête, son esprit dérivant, suivant les cahots du paysage, les tressautements des feuillages, mugissant aussi douloureusement que le vent et fouettée par la pluie.

Elle avait réussi à escalader plusieurs mètres comme cela, et alors qu'elle arrivait pour se reposer à un énième abri, renfoncement de toile, ses yeux s'étaient écarquillés et son sang s'était figé dans ses veines. Sous ses pieds, ou plutôt sous ses paumes, prisonnière entre la vitre et l'alcôve de cotonnades, elle avait reconnu Eléanore. Endormie, blanche, elle reposait là. Une sorte de nylon parcouru de perles sortait de sa poitrine et s'enroulait autour d'elle tel les anneaux d'un serpent, pour finalement sortir de la prison et se disperser sous la forme des choses sur lesquelles elle avait grimpé jusqu'à maintenant. J'ai juste bondi au mot "serpent", mais à part ça tout va bien, je suis pas une grosse perv' obsédée, non non pas du tout.

Secouée d'effroi, Samantha avait frappé de toutes ses forces le verre qui la séparait de son amie, mais ses petits poings n'avaient même pas égratigné la surface verglacée. En revanche, une étrange réaction en chaîne s'était produite. La chose sortant de la poitrine d'Eléa avait brillé, elle avait été secouée d'un spasme violent, tout le support en avait été ébranlé. Comme animés de vie propre, les fils avaient formé une nouvelle toile complexe aux mailles minces, et plusieurs câbles s'y étaient accrochés. Samantha avait poussé un hurlement, voyant les lieux prendre la forme d'une cage : les liens s'étaient mis à ressembler à des barreaux, l'enfermant dans cette plateforme.

Avec du recul, en sachant ce qui allait se produire par la suite, là, abritée dans cette chambre blanche et grise, Samantha devinait plus ou moins ce qui s'était passé. Elle élaborait peu à peu une théorie, cherchait un sens à ces évènements pour s'y réfugier, s'en rassurer. Peu à peu, refoulant tout doute pour ne pas sombrer dans la dépression, elle en vint à conclure cela, apaisée dans l'étreinte de ses pokémons : elle avait été abandonnée dans une sorte d'espace entre les époques, probablement là où Celebi passait pour aller d'un présent à un autre. Elle savait cette pensée absurde, complètement impensable au premier abord, mais elle ne voyait que ça. C'était Célébi qu'elle avait vu en dernier avant d'atterrir en ce lieu. Elle avait lu que certains légendaires possédaient leurs propres dimensions, et si cela pouvait donner du sens à ce qui lui était arrivé, elle était prête à en conférer une à cet être protecteur de la forêt. Elle était prête à n'importe quoi pour trouver un repère dans ce foutoir, même le plus cruel, le plus absurde de l'humanité. Partant de cette base, elle pouvait décortiquer ce qui lui était arrivé quand elle était montée jusqu'à la plateforme réservée à Eléanore : elle avait sûrement déclenché une sorte de mécanisme. Et tous ces fils représentaient l'existence de sa camarade, de son commencement, jusqu'au présent où elle s'était arrêtée, passant par tous les futurs possibles qui s'offraient à elle, pour s'achever à ses différentes morts. Elle avait contemplé d'un point de vue global tout ce que l'avenir réservait à son amie, sans pudeur ni restriction. Néanmoins, une question s'imposa de ce fait : pourquoi n'avait-elle pas subi le même sort qu'Eléa, pourquoi était-elle restée consciente en traversant cette dimension ?

Bien évidemment, la Samantha de son cauchemar n'avait pas tout de suite compris, elle n'avait fait que paniquer pendant quelques heures, cherchant à s'évader, à dépêtrer Eléanore pour qu'elle l'aide. En vain. Non, il avait fallu qu'elle subisse ça pour intégrer cette idée au plus profond d'elle-même. Cela avait débuté par un accident, elle avait probablement touché une des perles incrustées dans la vitre par erreur, celle du centre, celle correspondant au commencement, au premier souffle de vie.

Samantha se rappelait encore de cette sensation étrange, celle de s'effacer, d'oublier jusqu'à sa présence même pour vivre en spectateur invisible cet instant, en narrateur omniscient. Elle se remémorait parfaitement cette scène qu'elle avait contemplée ainsi. Le décor s'était comme mis en place, l'entourant totalement, elle avait été comme plongée et diluée dans cette réminiscence. Celle du présent se concentra pour y revenir entièrement également, avec une facilité qui la déconcerta elle-même. Cependant, elle ne se remémorait aussi clairement que trois visions. Les autres avaient été tellement rapides, tellement fugaces en elle, entraînant dans les disparitions une foule de constatations saisissantes et effrayantes à la fois, qu'elles en avaient été presque totalement effacées par l'émotion. Mais ce premier mot, ce premier indice était resté coincé en elle :

Une jeune femme se tenait encore allongée sur la chaise d'accouchement, dans cet environnement stérile et inquiétant à la fois. Ses cheveux noirs ondulés, collés par la sueur sur son front, scintillaient presque, de même que ses prunelles d'émeraude envoûtées par l'euphorie. Elle tendit les bras et on lui passa un bébé tout récemment emmailloté. Il ne pleurait pas, il aspirait de grandes goulées d'air dans un hoquet ressemblant pour une moitié à un sanglot, pour une autre à un rire. Sa peau était toute fripée, il n'était en rien mignon. Ses cheveux sombres aux reflets verts remontaient en boucles revêches sur le haut de son crâne encore un peu englué, ses yeux plissés laissaient entrevoir pourtant la beauté du joyau de son regard. La femme émit un ricanement joyeux et serra le petit être contre elle dans un soupir comblé, sa poitrine s'élevant de manière irrégulière tant la joie la secouait aussi fortement que les dernières traces de son effort.

Un homme apparut alors au seuil de la salle, un médecin en blouse et masque lui ayant ouvert. Le nouveau se cachait tant bien que mal les yeux, à tel point que ses lunettes carrées affichaient des gros plans des callosités du dos de ses mains, blafardes et frémissantes. Les lèvres pincées, peu assuré, il balbutia, sa peur faisant même vibrer les mèches noires rebelles de sa chevelure :

« C'est bon ? Je peux ouvrir les yeux m... maintenant ? Je risque plus de... de m'évanouir... encore ? »

La femme eut un rire clair tandis qu'elle passait un doigt dans les mains de sa progéniture, bienveillante. Elle lui assura qu'il ne risquait plus de tourner de l'œil, à présent. L'homme, qui se prénommait Charles, releva faiblement sa paume, affichant les mêmes prunelles qu'Eléanore. Celles-ci s'éclaircirent de ravissement et il s'approcha d'un pas maladroit jusqu'à la femme. Celle-ci lui montra nonchalamment le nouveau-né, le protégeant dans ses bras comme un trésor inestimable. Le père poussa une exclamation émue, et caressa le crâne si frêle du bambin. Il déglutit et bafouilla, la couleur reprenant son empire sur ses joues :

-Cou... Coucou toi... Je... je suis ton papa... Sois pas vexé pour tout à l'heure, hein...

Il parut honteux et se tourna vers son épouse pour ajouter :

-C'est une merveille... Qui a... tous ses doigts, en plus ! Tiens ? Hmm, ça me rappelle une amie de ma mère qui flippait que son bébé ait une malformation à la naissance... Elle en faisait des cauchemars la nuit, et à l'accouchement, quand les sages-femmes lui ont montré le bébé, son premier réflexe a été de compter ses doigts et ses orteils. x) [/racontage de life]

Et pour affirmer ses dires, il gazouilla devant le bébé et embrassa chastement sa mère en la remerciant. Il chatouilla le menton du petit bout et celui-ci prit cela pour une tétine et se mit à le sucer avidement sous un soupir béat de son géniteur. La femme qui tenait, appelée Marina, balbutia elle aussi dans l'avalanche de marques de gratitude, les larmes aux yeux.

-Charles, tu es ridicule quand tu es ému... C'est une jolie petite fille... Un joli petit ange...
Elle marqua une pause et avoua à son mari.
-Elle a ton regard...
L'enfant sourit doucement.
-Et ton sourire... J'espère qu'elle n'a pas ton caractère par contre ! Ajouta-t-elle.
L'homme enlaça d'autant plus les petites mains de sa fille et ajouta un regard tendre à son épouse :
-Elle est aussi magnifique que toi...
-Comment allons-nous l'appeler ? Nous n'avons pas beaucoup réfléchi à des prénoms féminins... Demanda soudainement Marina.
-J'aime beaucoup Alice...
-Ah non, c'est le nom de mon arrière grand-mère. Tu sais combien elle puait, j'en avais peur de l'approcher !
-Dans ce cas, Joséphine !
-Tu veux en faire une nonne ? S'exclama sa femme d'un air courroucé.
-Moi qui espérait profiter de ta faiblesse passagère pour la nommer comme je voulais ! C'est raté... Bon, que penses-tu de Eleonora ? Comme la princesse de Pokemonpolis ?

La femme parut plongée dans une réflexion profonde et caressa avec émerveillement le bambin niché au creux de son bras. Puis un sourire illumina son visage, si brillant, si envoûtant, qu'il en chassa toute la fatigue de ses traits.

-Je préfère Eléanore...

Le mari regarda sa femme et un rictus satisfait lui répondit. Il se pencha vers leur progéniture qui soutint son regard pour la première fois, à peine éveillée et pourtant emplie de curiosité. Charles attrapa une des mains de son épouse et une de sa fille et lança doucement, comme s'il chantait une berceuse :

-Eh bien, Eléanore Abby Ophélie Sarl, bienvenue chez nous... Nous ferons tout pour te rendre heureuse...


Puis soudain l'image s'était dissipée, Samantha avait été comme expulsée de ce tableau familial avec une violence inouïe, toute perdue et confuse par ce qu'elle venait de voir et de ressentir. La jeune fille, même au sec, loin de tout ça, ne savait pas vraiment quels sentiments contradictoires avaient étreint son être à la suite de cette vision, une scène qu'elle n'avait jamais connue, et à laquelle elle n'assisterait jamais, en ce qui la concernait. Elle était venue au monde dans les bras d'une inconnue, et étrangement, elle n'imaginait pas une ambiance pleine d'amour, mais plutôt les lieux comme un linceul de larmes pour sa génitrice. Cette idée qu'elle n'aurait jamais du naître, exister, vivait au fond d'elle aussi naturellement que sa capacité à respirer. C'était sûrement pour cela que les paroles d'Armand lui avaient fait si mal. Eléanore n'avait jamais vécu ça, on l'avait aimée dès la première seconde.

L'adolescente avait vu à la suite beaucoup de choses, elle avait touché par erreur nombre de perles incrustées dans la paroi qui la séparait d'Eléa, et elle avait revu beaucoup de scènes familières, de souvenirs communs avec eux, même si elle ne voyait jamais son clone parmi ces visions. Elle se rappelait d'eux, elle se remémorait elle aussi, dans sa propre histoire, cette soirée au coin du feu, où Lucas avait affronté Eléanore et où Daniel avait mitraillé le combat de photo pour en garder un souvenir, jusqu'à finalement être heurté par une salve d'attaques de Pilou. Leurs rires se répercutaient encore dans son esprit. C'était à cet instant précis que la Samantha du songe avait intégré ce qui se déroulait.

Celle de la réalité, dans la chambre d'amis, continuait son hypothèse, lentement mais sûrement, sa certitude d'avoir vécu réellement cette aventure se renforçant, ses doutes s'affirmant finalement en elle comme des vérités indubitables. Son hypothèse s'élargit. Si elle avait rejoint la plateforme concernant Eléanore, qu'elle avait observé son passé, son présent et son futur, alors les sortes de billes s'enfilant sur les fils enlisés dans la résine transparente qui la séparait d'Eléa devaient représenter les choses immuables, le révolu. Et au contraire, les liens qui montaient jusqu'au plafond, se décortiquant comme un lustre, devaient représenter les différents choix qui s'offraient à sa camarade. Elle revoyait parfaitement certains d'entre eux, effilochés, ou encore tout neufs, sans doute la preuve que le destin se construisait au fur et à mesure, mais surtout, surtout, elle reconnaissait que dans cette tapisserie, un lien se démarquait des autres. Un d'une couleur écarlate. Une légende mythique érigeait les Migalos comme les créateurs de la tapisserie du destin de chaque être, que ces créatures décidaient de les couper quand elles le désiraient et coloraient de rouge le chemin qu'elles forçaient à emprunter. Le fil rouge du destin. Samantha n'y repensait que maintenant. Commentaire inutile du jour : j'adore complètement l'image du fil rouge pour le destin. :3

En revanche, un peu plus tôt, dans cette dimension, elle s'était accrochée à cette imperfection, à cette différence, avec le désespoir d'être secourue. Elle s'y était pendue comme un naufragé condamné sans imaginer les conséquences, trouvant simplement du réconfort dans cette touche anormale dans un océan homogène. Elle avait eu tort, en essayant de remonter, de se remettre droite sur ses jambes flageolantes : elle avait encore heurté une des perles animées, et encore une fois elle avait été aspirée dans une scène nouvelle.

Un jeune adolescent trempait ses pieds dans un lagon scintillant. Il pianotait distraitement sur un piano posé sur ses jambes et chantonnait à mi-voix. Sa chevelure, épaisse, hirsute, longue, tenait en une queue de cheval hasardeuse qui pendait dans son dos. Il ressemblait à un vrai baba-cool, tant dans son look rapiécé, avec son gilet recousu, ses masses de vêtements se superposant les uns sur les autres, à moitié déchirés, que dans son attitude lasse et nonchalante. Sa peau basanée se reflétait dans le liquide azuré, et ses joues rouges dénonçaient probablement une trop grande naïveté. Pourtant, son visage entier semblait rire, ou du moins conçu pour cela. Ses yeux semblaient presque toujours bridés tant ils se fermaient pour savourer le temps qui s'écoulait, la musique, ou l'instant présent. Cet enfant, tout son être respirait et inspirait, la sérénité, la paix intérieure.

Un cri traversa le ciel et secoua l'eau dans une onde harmonieuse. Le jeune homme leva la tête et sa frimousse s'illumina d'un sourire. Il se leva, déposant son piano en secouant discrètement ses membres pour enlever les gouttelettes qui s'y accrochaient, et il contempla le ciel mordoré dans la lueur du couchant. La lumière écarlate se dilua un peu partout dans la vallée, les monts prirent une apparence irréelle, semblant renfermer mille et un trésors dans leurs ombres rocailleuses, les arbres prirent leurs robes d'automne, et les ruines enfouies sous la mare brillèrent d'un éclat mystérieux, parsemées par les voyages des explorateurs marins qui y avaient élu domicile depuis des siècles. Cependant, dans cette aura chaleureuse, un point noir vint entacher le crépuscule.

Le garçon ouvrit ses yeux, deux pupilles à la fois étrangères et familières, une bleue comme la mer, une marron comme la boue, fixèrent avec une impatience mêlée de tendresse l'anomalie du paysage. Il sourit. La créature ténébreuse voletait à coup de puissants battements d'ailes, rugit pour annoncer son arrivée. Accrochée à lui, dans une sorte de petite balançoire en tissu, une jeune femme presque aussi âgée que le garçon regardait le sol. Ses longs cheveux verts aux mèches bouclées s'emmêlaient entre eux, ne formant qu'un amas bien pittoresque sous un bandana sale à pompons. Sa frimousse espiègle capta l'attention de son spectateur et elle fit signe à son pokémon de ralentir pour le rejoindre. Son regard envoûtant, à la profondeur mystérieuse de deux émeraudes, répondit à l'appel muet de son camarade, elle porta à sa bouche ses mains - gantées pour cacher sa peau piquetée de marques noires - et hurla en riant, insouciante :

-Tu m'attrapes !

Le Dracaufeu noir, l'immense dragon, eut un sursaut, et il fit une embardée sur le côté dans un simili de rire, à mi-chemin entre l'hilarité et le grognement. Sa dresseuse s'offusqua gentiment, elle lui tapota le flanc, gonflant ses joues rosées d'impatience et balança :

-Ash ! Laisse-moi rejoindre Danny !

Le lézard grommela, puis le rythme et son allure devinrent plus patauds, il ralentit doucement, ses griffes antérieures frôlant l'herbe fraîche des berges. La jeune fille rit. Et elle lâcha sa prise de la balançoire, le garçon se rua vers elle et la prit dans ses bras avec précipitation avant qu'elle ne s'effondre au sol. Mais la vitesse combinée à son poids les firent basculer en arrière et ils roulèrent dans l'herbe quelques mètres avant de s'arrêter au bord de l'eau. Le garçon soupira d'aise tandis que la gamine gloussait dans bras. Semblable et différent, son visage lui aussi suintait par tous les pores d'une gaieté, d'une joie de vivre contagieuse, et pourtant, chaque muscle, chaque parcelle de son être frétillait d'une énergie accablante. Elle posa ses yeux sur son opposé bien calme et lança, moqueuse :

-Tu devrais te muscler un peu pour parvenir à me rattraper sans anicroche !

Le Dracaufeu se posa bruyamment à leurs côtés et abattit sa queue brutalement, à un centimètre de la tête de l'adolescent, crachotant jalousement une gerbe de flammes.

Daniel rigola silencieusement, gêné par l'entêtement du pokémon. Il lui caressa le bout du dos et le flatta affectueusement, mais tout ce qu'il réussit à faire fut d'attiser encore plus la hardiesse de la créature qui manqua de lui brûler sa tignasse. Heureusement, sa dresseuse le calma d'une simple remarque. Rassuré, Daniel passa maladroitement ses bras autour de la taille d'Eléa, il se leva, la tenant toujours, et la fit tourner joyeusement.

-Content de te voir si vite, Eléa ! Alors, comment ça va, là-bas ? Bredouilla-t-il, rouge sous l'effort et la gêne, après sa comédie.

Il la déposa au sol doucement, elle laissa ses jambes toucher et se reposer dans le liquide chaud. Elle caressa ses membres et les massa un moment avant de répondre dans un haussement d'épaules :

-Tout le monde fait la gueule à tout le monde ! C'est devenu une habitude, quoi. Je suis heureuse que tu aies demandé mon aide, comme ça j'esquive ça. Tu avais besoin de moi pour quoi, alors ?
-Je cherche un shiney là-dedans, je pense qu'il y a une nappe phréatique asséchée par là, sous le lagon. Je suis quasiment sûr que des pokémons rares s'y cachent. Officiellement, c'est pour ça.

L'adolescente rougit et sourit avec assurance en déclarant :

-Oui effectivement, je sens une présence par ici, une présence anormale. Et officieusement ?

Daniel lui passa une main sur le visage et le caressa, la contemplant avec un regard empli de tendresse. On aurait pu croire qu'il avait devant lui la personne la plus chère à son cœur, celle qui tenait entre ses mains toutes ses craintes, tous ses désirs, celle qui emportait et gardait vaillamment son véritable être, tout en conservant son œil critique sur lui. Oui, il avait cette expression bienveillante qui donne l'impression d'être important, que sa vie a un sens, une raison, rien que pour être admirée ainsi. Danny approcha son visage de la jeune fille et lui souffla doucement :

-Je voulais te voir... Passer un peu de temps avec toi.

Puis, sans un bruit, aussi doucement qu'une feuille s'envolant au gré des vents, il déposa un baiser chaste sur ses lèvres. Savourant ses délices sucrés, partageant avec elle ses envies rieuses. La gamine se laissa faire, elle ferma les paupières et se laissa emporter dans l'imagination fertile de son camarade avec une timidité grandissante. Quand le gamin se détacha d'elle, Eléanore détourna les yeux et passa des doigts sur ses lèvres avec un air absent. Le garçon se gratta la joue pour en chasser ses rougeurs, et il eut un hoquet gêné, presque honteusement. Après un silence lourd de sentiments, il prit son courage à deux mains, il passa maladroitement, hésitant, ses bras autour des épaules de sa camarade, mais alors qu'il la piégeait au creux de son étreinte, elle le poussa à l'eau sans ménagement.

Le garçon plongea dans un « aah ! » suivi d'un plouf retentissant, suivi de peu par un grommellement satisfait de la part du Dracaufeu se roulant dans la poussière et l'ocre. Il en émergea en toussant, et la jeune fille rit affectueusement.

-Ça t'apprendra à me prendre par surprise ! Préviens d'abord !

Puis elle se pencha et observa son coéquipier trempé, une mine satisfaite imprimant ses traits joueurs. Daniel enfonça à moitié sa tête dans l'eau et bulla un temps, puis il s'approcha d'elle, attrapa ses jambes et l'entraîna dans l'eau elle aussi. Elle le suivit en hurlant un : « Dannyyyy, nooon ! ». Et elle s'accrocha désespérément à son cou pour ne pas sombrer dans l'abysse. Elle fronça les sourcils et l'éclaboussa en faisant une moue furieuse.

-Tu voulais me couler !

Le garçon rigola gentiment et serra un peu plus son étreinte pour la coller contre lui et il lui susurra à l'oreille.

-Eléanore Sarl, ou Eléa Lars, comme tu veux, tu acceptes que je t'embrasse encore ?

La gamine se retourna et ses yeux brillèrent imperceptiblement, elle étira ses lèvres d'où un nouveau sourire naquit et lança :

-Eléa Sarl, c'est un bon compromis non ?
-Le baiser aussi est un compromis ? S'inquiéta brusquement Daniel en perdant sa mine comblée.
-On va dire ça...

Et sans rien ajouter, elle l'entoura de ses bras et cette fois, ce fut elle qui l'embrassa, doucement, peu habituée à ce genre d'élan. Quand elle se sépara de lui, elle plongea ses prunelles luisantes dans les siennes, colla son front contre le sien, et frotta leurs nez l'un contre l'autre dans un ricanement. Daniel, les yeux d'abord écarquillés de surprise, l'imita et souffla :

-J'aime bien quand tu m'embrasses aussi !

Il poussa alors une exclamation paniquée et il plongea sa tête dans le liquide pour esquiver une nouvelle salve de flammes. Eléanore reprit sa respiration en même temps que lui et ils maugréèrent de nouveau, riant presque :

-Asshh, laisse-nous !

Mais le Dracaufeu les railla, peu enclin à cesser ses élans jaloux. Ses naseaux frémirent pour lâcher un nuage cendré satisfait. Eléanore gonfla sa joue de colère et rumina une pensée. Le pokémon shiney s'affaissa, penaud. Daniel parut désolé pour lui, il nagea avec son amie, jusqu'à lui, et lui gratta le crâne avec vigueur pour le rassurer. Le dragon ouvrit sa gueule et sa grande langue râpeuse vint lécher les frimousses des enfants qui poussèrent de grands cris en signe de protestation. Finalement, le lézard s'envola pour partir chasser et abandonna les adolescents seuls alors que le rideau étoilé de la nuit commençait à chasser les lueurs chaudes du couchant. Le silence des humains inonda la vallée, la cacophonie des fourmilières humaines s'éteignirent autour d'eux pour laisser sa place à la mélodie harmonieuse des créatures nocturnes.

Les enfants fermèrent les yeux et savourèrent cette musique provenant à la fois du vent et de la terre elle-même, puis ils ouvrirent de nouveau les paupières pour se regarder en souriant sincèrement.

-Tu as le chic pour dénicher des endroits magiques, tu le sais, ça ? Plaisanta Eléa.
-Tu trouves ? Je... Je fais que chercher un lieu où un pokémon vivrait paisiblement... J'essaye d'ouvrir les yeux pour voir le monde, à la façon d'un pokémon !

Elle frotta de nouveau son nez contre le sien en soufflant un :

-Je sais... C'est pour ça que je t'apprécie autant, peut être ?

Daniel rougit brutalement et se gratta la joue, mais quand il lâcha sa prise et qu'Eléanore commença à couler il arrêta son geste et la rattrapa en s'excusant. Elle garda son rire au fond de sa gorge et n'émit qu'un faible gazouillis. Le garçon hésita, stoppé encore une fois dans son élan par un rougissement, puis il se lança et la chatouilla. Elle éclata de rire et le supplia d'arrêter ce qu'il fit sans protester. Mais alors qu'elle reprenait son souffle, appuyée sur la berge, mettant une distance de sécurité entre eux cette fois, Daniel balbutia, prenant un ton sérieux qui ne lui convenait pas :

-Ce serait bien de le dire aux autres quand même...
-Pour nous ? Devina Eléa avec compassion.

Daniel hocha doucement du chef, en fixant le reflet scintillant des étoiles qui se perdaient entre les vestiges anciens engloutis, séparés d'eux à la fois par le ciel, la terre, et la mer, et pourtant rejoints en une seule illusion. Eléanore soupira et leva ses pupilles au ciel, préférant contempler la voûte éthérée inaccessible, plutôt que de croire pouvoir plonger parmi les astres dans le lagon. Doucement, elle murmura :

-Tu te sentirais mieux si tu le disais aux autres ? A Lucas et Sam au moins ?
-Je n'aime pas vraiment mentir... Lucas, évidemment. Quant à Sam, fais ce que tu veux, c'est ton amie plus la mienne... Concéda le garçon.
-Je sais, mais ils ont tous l'air si...
-Moi non plus... Mais je... j'imaginais bien la scène avec toi qui t'avance, comme ça et qui balance comme de rien « Salut, Daniel et moi on sort ensemble ! ». Avant de t'éclipser.
-Comme si je faisais ce genre de choses ! S'écria l'adolescente, prenant la mouche. Bah oui.

Daniel préféra ne rien dire, et camoufla son sourire en coin dans le liquide froid et pourtant si rassurant. La jeune fille ne dit rien, puis elle se tourna de nouveau vers lui et tendit les bras. Il l'étreignit silencieusement une fois de plus et elle cala sa tête dans le creux de son épaule, cherchant du réconfort. Il lui frictionna le dos pour lui intimer, lui insuffler même, sa présence. Il s'attendait probablement à ce qu'elle reprenne le sujet avec une voix terne et lasse, puisque quand elle ouvrit de nouveau la bouche, pleine de conviction, comme parlant du beau temps, il but la tasse.

-Danny... Tu sais, tu peux avoir les mains plus baladeuses, ça me dérange pas.

Gloups. La tête de l'adolescent disparut sous les flots, et ce fut comme si on venait de jeter un fer à chaud dans un bain glacé, un nuage de fumée s'éleva dans un « pschiiiiit » strident. Eléanore fit de son mieux pour garder la tête hors du liquide, et se raccrocha à un Daniel plus que rouge dès qu'il réapparut. Cela n'arrangea en rien l'état du garçon. Il la remit sur la rive sans pouvoir la regarder en face, en pleine confusion, balbutiant des monosyllabes sans sens. Eléanore parut d'abord surprise, sortie de cette ambiance originelle, en proie à la bise fraîche, assistant à un spectacle pour le moins étonnant. Puis elle soupira. Daniel, quant à lui, se donna un grand coup sur la tête pour reprendre ses esprits, éjecter tout de suite cette gêne paralysante. Il revint sur terre juste au moment où la jeune femme se mit à grelotter. Immédiatement il sortit à son tour et alla jusqu'à son sac pour en sortir une couverture. Il la lui tendit, sans pour autant oser la regarder de nouveau et bafouilla :

-Tu aurais dû me dire, que tu avais froid...

La jeune fille sourit faiblement et maugréa :

-Pour briser la magie du moment ! Tu rêves !

Et elle lui vola une bise avant qu'il n'ait pu l'esquiver. Elle rit en le revoyant plonger dans la détresse et la gêne, puis elle se mit à tousser brutalement, blêmissant. Daniel fronça les sourcils et alla chercher des médicaments - dans le bagage de sa petite amie, cette fois, gisant près de la balançoire de tissus. Il n'entendit pas Eléanore soupirer entre deux quintes, et marmonner :

-Foutue maladie, toujours au mauvais moment...

Samantha en était ressortie le souffle court, le visage rouge et la respiration rauque. Encore une fois, c'était un des seuls souvenirs clairs qu'elle conservait de cette aventure, mais quelle vision ! D'abord, son premier mouvement avait été l'ébahissement : Eléanore sortait avec Daniel dans le futur ! Elle avait un petit ami, AVANT ELLE ! ... Mais bien vite elle avait été happée par une autre prophétie bien plus effrayante. Tirer sur le lien rouge avait enchaîné un autre cliquetis, un engrenage inconnu, et la plaque opaque qui lui servait de plafond s'était mise à luire. Encore une fois, Samantha s'était sentie absorbée par une attraction impartiale, sans demander son reste. Les images avaient de nouveau défilé.

Cette fois encore, elle revit Daniel, ou tout du moins ce qu'il était devenu, les années ayant agit sur lui d'une belle façon. Il courait à toute vitesse, montant quatre à quatre les marches d'un escalier sculpté dans le flanc même d'une montagne imposante. Une étrange musique résonnait dans toute la vallée, une mélodie grave et envoûtante. Elle semblait ne faire qu'un avec les bruissements naturels, la douce mélopée du feuillage crissant sous la bise, celle de l'onde caressant l'eau, les cris solennels des créatures de la forêt, le martellement rauque et harmonieux de la cascade, et même le cri presque imperceptible des fleurs sur le point d'éclore, de l'herbe qui pousse, du versant de la falaise s'érodant. Cette chanson paraissait venir de partout et nulle part à la fois, de l'intérieur d'elle-même, du ciel et de la terre à la fois. Elle n'avait rien d'humain, elle surclassait l'humanité, elle incarnait... Elle incarnait l'impalpable, l'invisible même.

Samantha n'oublierait jamais ce timbre. Cette berceuse avait apaisé son âme une brève seconde, la plongeant dans un état de transe, de contemplation sereine. Les notes semblaient stagner à jamais dans l'air, aussi pur que du cristal et aussi éternel que les dieux eux-mêmes. Cette mélodie l'avait entourée et sécurisée, elle avait eu un ton plus chaud que la chaleur même des rayons solaires et pourtant l'éclat mystérieux du reflet lunaire. Samantha n'avait fait qu'un avec la terre. C'était une sensation étrange, agréable. Cette connaissance extraordinaire s'était emparée d'elle. Elle s'était mise comme à sentir chaque chose, la moindre petite secousse se répercutait en elle, à la manière d'un son de cloche. Elle ne voyait plus, n'entendait plus, elle ressentait cette mélopée.

Et elle avait découvert. Découvert tout le mal que l'homme pouvait engendrer à cette mère nature. A chacun des arbres soulevés par le vent, à moitié déraciné par les batailles, elle avait l'impression qu'on lui arrachait un ami, un bras, un poumon... A chaque fois qu'un homme impitoyable creusait le sol sous la puissance d'une technique, on la tuait un peu.

Pourtant, elle était une de ces créatures, un de ceux qui détruisaient son environnement peu à peu, combat après combat. Samantha avait eu l'impression de flotter, de ne peser plus rien, elle avait senti fourmiller en elle les milliers de vies qui peuplaient la planète. Une once de fierté avait enorgueilli son cœur et l'avait fait sourire. Chacune d'elles n'était pas plus différente que les autres, exactement le même puceron inconscient de la force qui le dépassait et le gouvernait d'en haut. Il y avait aussi tous ses amis, bien petits à l'échelle humaine. Elle avait songé mélancoliquement que leurs morts passeraient quasiment inaperçues si elles survenaient, tout comme la sienne, tout comme celles de tous ces arbres arrachés, de ces animaux tués. Et pourtant, en cet instant, la douce mélodie, cet hymne à la vie chantait leurs existences même, elle les révélait et les glorifiait à la manière d'un dieu trop heureux de montrer ses créations, ses trésors les plus précieux. A la manière dont la mère d'Eléanore avait dévoilé sa progéniture à son mari pour qu'il la contemple.

Tout était un, un était tout, un cercle sans fin. Une existence s'achevait, une autre reprenait, et cela jusqu'à la fin des temps, à l'instar de cette dimension s'étendant de toute part à l'infini. Sans haut, ni bas. Sans gauche, ni droite. Juste une étendue s'étrécissant et s'allongeant encore et encore, sans limite ni contrainte.

La Samantha actuelle savait pourtant que cette sensation de paix allait s'achever aussi vite qu'elle était venue.

Le garçon baba-cool avait atteint son but, d'autres pas résonnaient derrière lui, mais il s'était arrêté, haletant, suant à grosses gouttes, et il avait murmuré : « Fais pas ça » d'une voix suppliante, étranglée.

Un autre gamin était arrivé sur ses talons. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau au Danny qu'elle connaissait dans le présent : la même petite bouille d'ange. Les seules différences entre eux résidaient dans leurs coiffures. Celle du nouveau était impeccable, brillante, soyeuse, et son expression dénonçait plutôt un réalisme à toute épreuve, loin du gamin à l'ouest qu'avait été Daniel. A sa suite, un autre dadet arriva, toujours aussi grand, sa chevelure habituellement en pétard, fixée à l'aide de gel, tombait sur son visage défait, rouge, conservant tout de même un certain charme.
Ils portaient tous d'eux un ensemble simple, d'où une veste se démarquait, arborant un logo étrange, d'où on pouvait tous lire le mot Twilight.

-Mais... Quelle... idiote ! Souffla difficilement le plus petit d'entre eux, aspirant de grandes bouffées, semblant sur le point de défaillir après cette course.
-Gabriel... Tais-toi... Et... Monte ! Beugla le géant en essayant de bouger de nouveau ses jambes raides. Le gamin blafard vira au rouge et éructa :
-Oh la ferme, Lucas !

Et revigoré par cette remarque piquante, il fit un pas en avant et frappa dans le dos de son frère aîné pour le pousser à continuer. Daniel releva la tête et serra la mâchoire avant de reprendre sa course. Des silhouettes se dessinaient déjà de manière floue derrière leurs dos, leur hurlant de s'arrêter. Les adolescents réagirent comme s'ils venaient de se faire foudroyer et ils accélérèrent. Les marches semblaient s'effacer quatre à quatre sous leurs enjambées et le son de leurs souffles saccadés recouvrait presque totalement la mélodie enchanteresse qui retentissait partout. Et quand Daniel s'arrêta brusquement en haut du domaine, devant une accalmie dans la roche, le chant sembla s'évaporer totalement.

Devant une grotte aux reflets bleutés, devant une stèle de pierre, devant un homme d'une trentaine d'années, capé, aux cheveux magenta plaqués en arrière, au regard froid, devant tout ça, Eléanore se tenait. Elle n'avait pas changé par rapport au souvenir précédent. Si ce n'est que cette fois, elle se tenait droite sur ses jambes, et c'était elle qui chantait.

Mais ce n'était pas sa voix - pas celle que Samantha connaissait, du moins. Elle ne ressemblait en rien au timbre d'Eléa. Son amie avait une belle aptitude, mais elle faisait de nombreuses fausses notes, elle n'avait aucun sens du rythme. Cela ne pouvait pas être elle. D'ailleurs, une aura identique à celle qui l'avait auréolée dans la grotte de Carmin berçait cette silhouette diffuse, comme pour lui donner un aspect fantomatique.

Brusquement, Daniel fronça les sourcils et il se crispa pour hurler à plein poumons.

-PETER, ARRÊTE-LA !

L'homme mystérieux bougea nonchalamment et jeta un coup d'œil désolé, ses lèvres se pincèrent et il hocha négativement du chef. Lucas et Gabriel, derrière, eurent une exclamation furieuse tandis que les prunelles de Daniel s'étrécissaient de rage. Il eut un rictus furieux et rugit :

-DANS CE CAS, MOI JE VAIS LE FAIRE !

Et il s'élança vers la jeune fille. Cependant l'étoffe du maître des Dragons frémit, un rayon bleu stria l'air, et le garçon n'eut même pas le temps de voir un Draco s'élever, puissant et digne. Une Cage-Eclair le frappa et il s'effondra à terre. Saloperie de dragoooon. é_è Lucas et Gabriel se précipitèrent vers le garçon qui se tordait de douleur au sol, les muscles frémissants, se contractant sous les convulsions. Le garçon leva la tête, la mâchoire crispée en une expression colérique. Lucas bondit sur ses jambes, mais il n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit : un rayon passa à quelques centimètres de sa joue, une marque sanguinolente se traça sous son œil. Eléanore restait impassible, prise dans une sorte d'envoûtement, ailleurs, alors que Peter ordonnait froidement à son pokémon d'attaquer ses camarades. Le maître des Dragons prit un air navré, et il siffla :

-C'est le seul moyen que nous avons...
-Mais ça va la tuer ! Hurla Gabriel, en pleurs.
-Nous avons déjà eu assez de sacrifices ! Si ça peut tous nous sauver, pourquoi hésiter ? Lâcha Peter.

Soudain, la musique s'arrêta. Eléanore se relâcha, elle ferma la bouche sans ouvrir les yeux. Le chef de Twilight eut une grimace et il maugréa :

-C'est trop tard, maintenant.
-NON !

Samantha s'était surprise à hurler elle aussi ce mot, aussi vivement, aussi fortement que les garçons. Pour la première fois dans ces visions, elle se sentait présente, douloureusement présente. C'est à cet instant précis qu'Eléanore se retourna vers eux, et leur sourit calmement. Elle lui sourit, directement, droit dans les prunelles.

-Tu sais, Sam... Je voulais voyager seule, déclara-t-elle simplement.

Ses yeux s'ouvrirent et se baissèrent tristement avant de continuer.

-Je savais depuis le tout début que si je voyageais avec quelqu'un... Cela ne pouvait s'achever que de cette manière. Même si je trouvais un moyen de rallonger le temps, pour faire durer notre voyage le plus longtemps possible... Cela ne rendrait les adieux que plus douloureux... Tu ne crois pas ?

Samantha sentit son cœur se disloquer. Eléanore lui lança son sourire sincère, une expression comblée.

-Mais tu sais, avant de partir, j'aimerais pourtant t'avouer une chose : tous nos rires, nos pleurs, nos joies, nos découvertes, notre aventure commune... Tout cela reste à jamais gravé dans ma mémoire. Alors je veux que tu saches, que même si je trouvais un moyen de revenir en arrière, à l'aube de notre rencontre...

Ses yeux se voilèrent alors qu'elle prononçait ces derniers mots :

-Jamais je ne l'empêcherais de se produire.

Elle ferma les paupières. Et comme une flamme sur laquelle on souffle, elle s'éteignit. La gamine pâlit, et elle s'effondra, la lumière qui la protégeait la quitta et elle toucha le sol dans un bruit mat. Ses pupilles fixaient le ciel sans l'atteindre... Mais bon, comme tu veux. Toute son existence ressemblait à la bataille continuelle de son élément, aspirant chaque parcelle d'oxygène pour vivre un peu plus longtemps, une flammèche se battant contre les éléments pour subsister, une faible et fragile lueur luttant contre les éléments. Mais elle avait abandonné, elle avait perdu, perdu contre sa maladie, perdu contre sa propre volonté, son support même avait fondu sous ses pieds, ployant sous son courage, fondant lentement. Elle avait elle-même causé sa propre perte.

Encore en cet instant, Samantha ignorait ce qui s'était produit. Elle avait vu la mort de son amie en face, celle qu'elle appréhendait, tâchait d'éloigner pour pouvoir en rire, faire comme si elle ne frapperait jamais.
Et elle s'était réveillée dans ce lit, toute seule. Et elle éclata en sanglots dans les bras de son Galifeu. Le Léviator gratta le métal de sa pokéball.

Brusquement, des bruits dans le couloir se firent entendre, une phrase simple se répercuta entre les murs : « Je vais juste voir si Samantha dort toujours avant de partir ! », et la porte s'ouvrit à la volée. Le bois heurta violemment le front de Samantha et la projeta contre la moquette, lui faisant voir mille et une étoiles.

-SAM ! Tu es réveillée !

Le timbre si naturel, si familier d'Eléanore sonna comme un glas. Elle se redressa, et la mine réjouie de la gamine s'évanouit. Elle s'accroupit et bafouilla :

-Oh non, tu pleures encore ? Qu'est-ce... T'as pas vu mon mot ? Qu'est-ce qu'il y a ? Tu as peur pour Silver ?

Mais Samantha se mura dans son mutisme.

« « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « «

Il n'était pas revenu dans un hôpital depuis des années, et encore aujourd'hui, il regrettait d'y avoir mis les pieds. Les fantômes du passé hantaient encore les couloirs immaculés des lieux. Il ne parvenait pas à se sentir à l'aise.

Gold soupira et se tritura les doigts. A part quelques égratignures et une plaie méchante au ventre, qu'il avait eu au cours des différentes chutes qu'il avait subi, rien de bien grave. Il n'était pas là pour lui. D'ailleurs, il n'avait jamais visité ce genre d'endroit puant de stérilisant pour lui. Trois fois en tout, une pour son père, une autre pour sa mère, et la dernière pour sa sœur, les deux dernières pour des raisons sans grande importance - muscles froissés ou crise d'appendicite. C'était à croire qu'il avait échappé à la malédiction familiale. Et maintenant, il se trouvait ici pour Silver. Mais encore une fois, on n'écoutait pas vraiment ce qu'il avait à dire. Les médecins l'ignoraient sous prétexte qu'il n'était pas adulte. On ne lui donnait même pas le bilan de santé de son coéquipier après sa sortie du bloc opératoire.

Irrémédiablement, sa mémoire prenait un malin plaisir à lui remémorer le jour de l'accident. Il se souvenait encore de l'odeur de la maison à leur retour de Doublonville. La senteur de la poussière, du parquet de bois trop longtemps enfermé, tout ça avait assailli ses narines après tant de temps passé au grand air dans la plaine entourant la cité, à attendre devant la pension le cadeau de son père, l'œuf de Capumain. A peine rentrée, Cristal avait hurlé et avait commencé à sauter partout en jouant avec son médaillon tout neuf, demandant avec empressement quand le pokémon allait naître. Son père avait préparé le dîner, comme lors des occasions spéciales, et leur mère leur avait longuement expliqué les responsabilités qu'impliquait la garde du petit être. Ils en avaient surtout ri, avec sa sœur, et le repas avait fini par une bataille de purée et par une correction magistrale. Puis, coupant tous leurs plans de soirée, le portable de son père avait sonné. "Le travail", avait-il éludé. Ses supérieurs prenaient un malin plaisir à l'appeler quand ils le désiraient, plus encore à cette époque, le père étant l'ingénieur en chef du nouveau train mettant en liaison Kanto et Johto. L'inauguration de l'invention se rapprochant, leur géniteur s'absentait souvent. C'était devenu monnaie courante. Pourtant, leur mère avait supplié son mari d'attendre le lendemain avant d'apporter les documents à son bureau, de ne pas y aller si tard, que Rocket et Opale se manifestaient de plus en plus ces derniers temps.

Combien de fois Gold avait-il rêvé qu'il se laissait convaincre, qu'il restait avec eux, juste cette nuit-là ? Il en avait perdu le compte depuis des années. Parfois, on ne peut strictement rien faire, la fatalité s'abat sur une vie, impitoyablement.

Cette nuit-là, leur père avait sûrement garé sa voiture non loin du bâtiment central de la gare, il avait traversé la voie et... Il était tombé en plein dans un combat entre les deux organisations. Celles-ci tentaient de saboter le train, peut-être avait-il tenté de les en empêcher, peut-être avait-il simplement gêné l'un des chefs... En tout cas, il s'était retrouvé au milieu, encerclé, sans aucun allié pour venir à son secours. Même la police avait été incapable de lui venir en aide. Quand enfin les autorités avaient pu intervenir, il n'y avait plus rien à faire.

Leur mère avait reçu un coup de téléphone peu avant l'aube. Elle s'était levée avec précipitation, était venue réveiller Gold et sa sœur, leur avait rapidement enfilé une veste par-dessus leur pyjama, et leur voisin le professeur Orme - ou un membre de sa famille, Gold n'avait pas fait très attention -, les avait conduit à l'hôpital de Doublonville.

Tous les hôpitaux sont les mêmes, dit-on. Odeurs semblables, médecins aux diplômes identiques, une foule de blessés sans nom, douleurs semblables... Mais ce matin-là, pour la famille Heart, rien, absolument rien, n'était familier. Chaque prénom, chaque visage, chaque émotion, chaque chose était restée gravée en eux, aussi efficacement qu'une marque au fer blanc. A vrai dire, Gold se remémorait surtout un ennui profond, un sentiment de n'avoir rien à faire ici. Il avait regardé inlassablement ses jambes battre l'air alors que sa sœur dormait sur son épaule, perdu dans des rêves éveillés pour peupler les heures. Il avait à peine entendu le médecin s'approcher de sa mère pour lui parler. C'était seulement quand elle avait éclaté en sanglots qu'il avait sursauté, qu'il était revenu sur terre, avec sa sœur, et ils s'étaient précipités vers elle, inquiets. La femme médecin avait répété en boucle, sans oser toucher leur mère pour la consoler :

-Il ne faut pas perdre espoir, il se réveillera peut-être un jour...

Leur mère avait alors pris à part ses enfants, elle les avait menés jusqu'à la chambre où leur géniteur dormait, intubé, disparaissant presque sous toutes les machines, et elle leur avait expliqué d'une voix cassée que maintenant, leur père allait rester là. Gold avait compris à cet instant, il avait senti les larmes monter d'un coup, et se déverser en un torrent sur sa frimousse. Mais Cristal, elle, n'avait pas bien saisi ce que cela signifiait, elle avait alors bafouillé, le visage ravagé de pleurs :

« Mais s'il dort... Pourquoi on le réveille pas ? ».

La patience et la tolérance de sa mère s'étaient effondrées comme un château de cartes. Elle les avait tous les deux enlacés en pleurant, en hoquetant, en les suppliant d'être forts, en leur murmurant qu'il fallait maintenant vivre sans lui. Cristal avait crié, elle avait hurlé, sans se départir, elle avait essayé de rassurer sa mère en lui expliquant calmement qu'elle allait préparer un beau petit-déjeuner et l'apporter au lit à leur père pour qu'il arrête de dormir.

C'était la seule et unique fois où Gold avait profondément haï sa sœur, confondant sa naïveté enfantine, son refus de deuil avec de la stupidité.

Mais cela n'avait pas été la seule séquelle qu'il conservait de cet accident tragique. Ce jour là, sa haine pour l'ordre des guérisseurs était née, de même que celle pour les groupes de criminels. Cela lui avait pris du temps pour savoir exactement ce qui s'était produit, pour qu'on annonce ça à un gosse. Le professeur avait voulu lui changer les idées en l'engageant par moment pour des missions, en l'envoyant en voyage initiatique, mais au contraire, il lui avait fourni le meilleur moyen de découvrir la vérité, de nourrir cette rancune. Twilight n'avait fait que prendre la relève, motiver encore plus cette envie d'éradiquer le mal à sa racine. Et aujourd'hui...

Aujourd'hui il se rendait compte que son meilleur ami était le fils d'un des chefs de ces bandes. Il avait rencontré, par il ne savait quelle magie, la mère de celui-ci, et il en avait eu pitié. Il s'était attendri. Il... Il s'inquiétait pour Silver, il sentait même sa poitrine se compresser de plus en plus, à mesure que s'écoulaient les secondes sans nouvelle. Il ne parvenait pas à lui en vouloir, à lui vouer la même colère. Eh bah encore heureux, tiens. Les regards de Samantha et d'Holly glaçaient cette émotion instantanément dès qu'elle s'enflammait. Les moments de partage avec lui, leurs séances d'entraînement, ses fous rires et ses rictus, tout ça l'empêchait de ressentir autre chose que de la peine dans l'attente. Et plus il constatait, plus une vérité s'immisçait en lui, un doute, un doute affreux.

-Monsieur Gold ? Ça va aller ?

Gold se redressa dans un sursaut, à moitié assoupi. La voix d'Angie prenait des aspects de douche froide, comme si elle l'avait éjectée hors de sa chambre, par la fenêtre, sous l'averse glacée.

La blonde, réveillée, avait accepté qu'ils viennent tous lui tenir compagnie plutôt qu'ils ne restent agglutinés à se ronger les sangs dans le couloir, en voyant les médecins aller et venir devant leurs nez. Christopher sommeillait, d'ailleurs, affalé sur sa couette, terrassé par le revers du stress. Akira, sur un lit un peu plus loin, semblait toujours sous anesthésie. Il n'avait pas émergé depuis son opération, il y avait quelques heures. Gold lui-même n'avait repris ses esprits que plus tôt dans l'après-midi, exactement trois heures après que le membre de Twilight, Yoann, ne les ait trouvés.

Angèle, l'épaule complètement bandée et collée au reste de son corps, lui sourit avec compassion.
Un peu plus tôt, elle s'était faite réprimander par un docteur : sa blessure n'avait pas pu cicatriser sur le champ de bataille. Celui-ci lui avait ordonné, sur un ton sans réplique, de garder le lit pendant au moins une semaine. Mais c'était la plus en forme des trois comparses hospitalisés.

-Vous vous sentez bien ? Vous aviez l'air ailleurs... S'inquiéta-t-elle gentiment.

Gold rejeta la question d'un geste agacé de la paume, puis soupira, fatigué.

-C'est bon... Je vais bien.
-Vous mentez.

L'assurance de la blonde le surprit. Il leva ses prunelles mordorées vers elle, presque apeuré par ce qu'elle pouvait encore lire en lui.

-Vous vous inquiétez pour monsieur Silver, hein ? Devina-t-elle, la mine sombre.

La mine du garçon se décomposa. Il posa son visage contre sa paume pour éviter de soutenir le regard inquisiteur de l'ex-voleuse, et déglutit.

-Ils ne veulent pas me dire les résultats de l'opération...
-Ils le feront dès que le type dont a parlé ce petit garçon, Yoann, arrivera... Le... Peter, je crois ?
-Je sais, mais...

La voix de Gold se brisa.

-Il est peut-être... Il... Je peux pas supporter l'absence de nouvelle.
-Il est ressorti vivant de l'opération, c'est déjà bien, non ? Tenta la jeune femme, morne.
-Non... Je... Je veux le voir... Savoir s'il est... ce qu'ils lui ont fait ! Je... Je peux pas tenir comme ça ! Je...

Il hoqueta, cherchant ses mots. Le mauvais pressentiment remonta le long de sa gorge et l'obstrua. Il scruta l'intérieur de ses mains, cherchant de l'aide, des mots, mais ceux qui lui vinrent à l'esprit n'étaient pas du tout ceux qu'il attendait.

-Je l'aime.

Il se figea. Angèle écarquilla les yeux. Mais les mots stagnèrent dans l'atmosphère, irrévocables. La blonde resta coite, complètement abasourdie, et le gamin plaqua ses mains sur ses lèvres, le premier surpris par ce qu'il venait de prononcer. Il balbutia un déni, un mot ou deux sans aucun sens devant une Angèle pétrifiée.

Il rejeta de toutes ses forces cette idée, la broya, tâcha de la jeter dans un coin de son esprit, en vain. Plus il la déléguait sur le côté, plus elle revenait et le frappait. Toutes les raisons qui nourrissaient son anxiété revinrent s'y nicher, prenant des aspects de preuves. Il eut la brusque impression de se trouver sur le banc d'accusé d'un tribunal, ployant sous les injures d'un avocat. Oui, il restait une des seules personnes à tolérer Silver, voire à apprécier sa compagnie, oui il se sentait complet à ses côtés, oui il le trouvait beau. Mais, c'était une... Une simple évidence, il admirait son charme en tout bon rival qu'il était, certes... Certes il s'était parfois surpris à... Non ! Non... Ce n'était tout simplement pas pensable ! L'avocat imaginaire pointait pourtant du doigt vers lui et criait : « Il aime un homme, c'est un homosexuel. »


Il frissonna. Secoua la tête. Non, il avait aimé des filles, lui aussi ! Il... Il savait apprécier la beauté du genre opposé, il avait même déjà embrassé et peloté quelques unes de ses représentantes !Il devait rêver ! Oui, il rêvait encore ! Ou c'était... C'était ça, l'ambiance lourde qui déteignait sur lui ! Oui, c'était ça... Ça devait être ça.

Il n'était en rien homophobe, mais de là à faire partie de la faible caste qui appréciait... ça...

Gold réprima ses tremblements. Encore une fois, il subissait une salve de petits riens qui n'avaient fait qu'éveiller doucement ce sentiment. Et une question s'imposa à lui. Il se plia en deux et siffla :

-Merde... Je l'aime...

Pourquoi ça tombait sur lui ? Il y avait des milliers d'autres personnes dans le monde ! Pourquoi sur lui spécifiquement ! Il ne pouvait pas être normal ? Aimer une fille sans trop de prétention, se marier, former une famille, vivre heureux...

Il soupira et se massa les tempes, les yeux défaits.

Il n'y connaissait rien, à la vie d'un homosexuel.C'était naturel avec une fille, on l'avait élevé dans cet optique. Comment ça marchait ? Pourquoi ça tombait sur lui ? Et Silver ? Il n'était sûrement pas... Quelle chance avait-il d'être comme lui ? Comment il pourrait bien réagir si jamais il l'apprenait ? Que son coéquipier lui vouait des sentiments, bien plus forts que ceux de l'amitié ? Encore fallait-il que le roux survive à cette journée !

Soudain, alors qu'il sombrait dans une pile d'interrogations qui le plongeait peu à peu dans une mer déprimante, dans un océan de solitude, Angèle se reprit et bafouilla doucement :

-C'est merveilleux d'aimer quelqu'un, monsieur Gold... Qui que ce soit.

Gold sortit de sa torpeur et contempla Angèle, qui essayait de lui faire un sourire de circonstance, même si elle semblait peu assurée. Et étrangement, dans l'embryon de cette découverte sur lui-même, alors qu'il se sentait plus unique, plus coupé du reste du monde que jamais, cette grimace lui réchauffa le cœur.

Il eut un rire jaune malgré lui, qui chassa momentanément toutes ses craintes. Les souvenirs qu'il gardait précieusement de Silver prirent un tout autre angle de vue, et renforcèrent son émotion. Et pendant quelques minutes, juste une dizaine de minutes, Gold se sentit quitter terre pour simplement se réjouir, se laisser emporter par une allégresse toute neuve.

Ce ne serait qu'après, qu'après qu'il chuterait lourdement, après qu'il s'inquièterait, qu'il maudirait le ciel. Pour l'instant, il s'envolait, pour l'instant, il savourait, pour l'instant, il aimait.

« « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « « «

Un homme sauta de son dragon devant le bâtiment de Lavanville, sa cape voletant au vent, puis déchiquetée par la pluie. Il jeta un regard circulaire autour de lui et bientôt une ombre bleutée apparut sous l'averse. L'inconnu plaça instinctivement ses avant-bras devant lui pour se protéger, mais la créature se posa gracieusement dans un bond, seule une vague onde de plus survola une flaque secouée par la pluie, et une jeune adolescente bondit.

Un éclair rouge happa le pokémon avant même que des curieux ne puissent l'identifier. Et sa cavalière fit volte-face vers l'étranger qui la surpassait, autant en taille qu'en âge. Elle le foudroya une seconde des yeux, puis ses prunelles ne devinrent plus qu'un éclat insondable d'inquiétude.

Il grimaça et prononça en guise d'excuse :

-J'aurais pu te prendre sur le dos de Dracolosse, aussi...

Mais elle secoua du chef et bafouilla :
-J'ai fait aussi vite sur Suicune. N'oublie pas qu'on l'appelle le vent du nord, on a eu assez de mal à le capturer pour se rappeler de sa vitesse.

Elle leva la tête vers lui, sans soutenir son regard et demanda d'un timbre fracassé :

-Comment va Gold ? Il... Il n'est pas...

Peter lui fit une moue qui se voulait rassurante, et il pointa du doigt un garçon qui leur faisait de grands signes derrière la baie vitrée de la porte du hall de l'hôpital. Yoann n'avait pas changé de tenue, il avait d'ailleurs une immense tache de sang qui imbibait son gilet blanc. Cristal poussa une exclamation terrifiée et se rua à l'intérieur. Le maître des dragons, lui aussi, se précipita. Mais quand il arriva, le jeune garçon expliquait déjà :

-Gold n'a rien, ou presque, il est dans une chambre au bout du couloir.

La jeune fille planta son interlocuteur là, et ses pas résonnèrent dans le hall tel un compte-à-rebours. Elle allait entrer et se jeter sur son frère dans un sanglot de soulagement, le ramenant irrémédiablement à la réalité.

Yoann changea alors de cible et il se tourna vers Peter, retenant un hoquet de panique devant le champion si connu. C'était évidemment la première fois qu'il le rencontrait, lui. Qui plus est, il n'avait jamais vu de célébrité, en chair et en os, alors leur parler... Il se crispa et se tendit. Néanmoins, le champion lui posa une main secourable sur l'épaule et fit un petit geste imprécis de la paume pour le pousser à continuer, la gorge nouée par l'inquiétude, scrutant la foule à la recherche de ses hommes. Le gamin avala sa salive de travers, et bredouilla quelques mots :

-Il... Il y a deux filles chez moi qui sont en bon état, Gold et un autre adulte sont aussi indemnes. Par contre, une blonde a été touchée très près du cœur, sa vie n'est pas en danger, un autre brun a le même type de plaie mais plus profonde et nette, je sais pas ce que pensent les médecins, mais ça m'avait pas l'air fatal... En revanche... Silver a... Enfin...

Peter tressaillit imperceptiblement, il blêmit, et les lèvres de Yoann se pincèrent, mais il se força à continuer.

-Les médecins vous attendent pour vous faire un bilan de tous les blessés, j'ai donné votre nom comme responsable légal après notre appel.

Le chef de la ligue murmura un faible : « tu as bien fait », peu convaincant. Il allait d'ailleurs se diriger de ce pas vers le guichet des entrées pour faire valoir son droit, mais le garçon le stoppa en saisissant son poignet. L'un des créateurs de Twilight pila, et il jeta un coup d'œil en arrière, pantois. Cependant, Yoann ne lui permit pas de répliquer, il fouilla dans ses poches et en dépêtra une pokéball, une coquille d'acier dorée et argentée, et l'exhiba, tout aussi décontenancé par ce qu'il tenait que son supérieur.

-Où... Où as-tu eu ça ? Se reprit le roux.
-Une des filles la tenait dans ses mains. Je n'ai vu cette pokéball qu'une fois dans ma vie, et...enfin...Je voulais vous la montrer !
-Tu... Tu as bien fait... Répéta Peter, en prenant l'objet mystérieux et en le faisant tourner entre ses doigts gantés, ahuri.
-Ce n'est pas tout ! Monsieur, je suis quasi sûr en tant que médium apprenti que... qu'une des filles qui est chez moi est possédée par un esprit !

Peter arqua un sourcil, stupéfait. Yoann venait d'une famille prestigieuse de voyants en tous genres, il avait grandi près de pokémons Spectres toute sa vie, et de ce fait avait toujours été influencé par eux, jusqu'à être capable de voir ce que d'autres désignaient comme invisible ou pure fable.

-Et c'est grave ? Demanda le jeune adulte, perdu.

Yoann parut pour la première fois déstabilisé, et il se tût. Cependant, Peter n'avait pas de temps de plus à lui accorder, et quand une infirmière passa près de lui, il en oublia les avertissements du petit.